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diverses et plus tranchées. — En voici trois qui entrent ensemble : l’une blonde, rose, grande et grassouillette, avec une bonne face honnête et deux gros yeux limpides ; la seconde, jolie, brune, de grands yeux noirs, une taille dégingandée, les mouvemens brusques et la coiffure d’un jeune garçon, La blonde est Suédoise, la brune est Suissesse. La troisième, qui est Belge, est franchement rousse, très blanche de peau malgré le hâle, et d’allure un peu timide. Elle est vêtue d’une robe de mérinos foncé avec un grand col de guipure comme on en voit dans les tableaux de Terburg. Elle peut avoir vingt-huit ans, et, sans être précisément jolie, elle a dans le geste et les traits quelque chose qui plaît, un je me sais quoi trahissant un cœur tendre et naïvement confiant. Le front carré et les os saillans du bas de la figure indiquent une nature volontaire, travailleuse et un peu positive ; néanmoins lies yeux humides, grands ouverts et doucement interrogateurs, ne sont pas ceux d’une personne qui a renoncé à toute illusion. Ils ont l’air de dire : « Celui que j’attendais n’est pas venu, mais je suis si aimante, si dévouée, je le rendrais si heureux ; il n’est pas possible qu’il ne vienne point, et j’espère encore. » Elle me rappelle un personnage du roman de miss Bronghton : Adieu les amoureux ! la brave Jemima, que personne n’a demandée en mariage, et qui regarde, moitié résignée et moitié contrite, les hommages s’adresser à des coquettes qui ne la valent pas. Elle s’est assise à la droite de Tristan, et il ne reste plus qu’une place inoccupée à ma gauche. Au moment où nous finissons le potage, la retardataire fait enfin son apparition.

Cette fois, c’est une Française ; cela se reconnaît à quelque chose de plus aisé, de plus élégant, de moins excentrique dans la tournure et dans la toilette. La nouvelle venue forme avec celle que j’ai baptisée Jemima un piquant contraste. Grande, fraîche, bien faite et bien en point, elle a de beaux yeux verts, un sourire charmant et une voix sympathique. Ses cheveux châtains crêpelées encadrent d’un léger frisottement l’ovale distingué de sa figure spirituelle. Elle est toute en dehors, très éveillée et très réveillante. Bien que plus vive et plus rieuse que la voisine de Tristan, elle a l’air plus femme, avec plus de résolution et plus d’en-avant. On sent que si elle a eu, comme l’autre, maille à partir avec la destinée, du moins les désagrémens de la vie d’artiste ne l’ont pas prise sans vert ; elle doit avoir bec et ongles pour se défendre, et savoir rendre coup pour coup. Sa physionomie est très mobile et singulièrement espressivo. D’un clin d’œil, d’un froncement de ses fins sourcils bruns, d’un retroussis de ses lèvres malicieuses, elle mime ses paroles et même ses pensées. L’agitation de ses mains délicates et nerveuses, le frissonnement de ses épaules, les mouvemens du cou, du nez et du menton accentuent encore cette pantomime spirituelle.