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et la Payse sont du voyage, et Tristan, qui d’habitude ne manque pas de grimper à côté du conducteur pour fumer à son aise, a cette fois consenti à s’enfermer dans l’intérieur avec les dames. Le ciel est très bleu, un vent d’est tempère l’ardeur du soleil ; il fait presque trop beau temps, car on prétend que la pointe perd à être vue en pleine lumière. — La route monte et gagne des plateaux couverts de landes. Notre première station est pour Comfort, ou plutôt Notre-Dame-de-Comfort, car le hameau est pour ainsi dire une dépendance de la chapelle. L’intérieur de cette petite église bien nommée a en effet quelque chose de réconfortant. La nef est lumineuse, peinte en bleu d’outremer, avec des sculptures très rustiques et de vieux vitraux, dont les couleurs donnent la sensation d’un champ de coquelicots, de bleuets et de boutons-d’or. Tandis que nous examinons les boiseries naïvement ouvragées, une Bretonne qui nous a aperçus par le porche entr’ouvert s’avance lentement jusqu’à la grille du chœur, met en mouvement une mécanique correspondant à une roue en bois ornée de clochettes et suspendue à la voûte, et tout à coup la roue tourne avec un carillon de notes cristallines. C’est une de ces roues de fortune qu’on retrouve encore dans quelques églises du Finistère et qui tintent à certains momens de l’office, à l’élévation ou pendant la bénédiction. Quand le carillon a cessé, la paysanne glisse notre offrande dans un tronc et s’en retourne aussi gravement, aussi discrètement qu’elle est venue.

Nous remontons en voiture, et, cinq kilomètres plus loin, nous voyons la tour de la collégiale de Pont-Croix surgir du milieu d’un massif d’arbres ; la route coupe en écharpe un versant de châtaigniers qui domine le cours du Goayen, et bientôt voici Audierne, bâti aux flancs de collines pelées, au long d’un quai de granit où stationnent des bateaux de pêche. La petite ville, sombre, maussade, sans verdure, exhale une insupportable odeur de rogue. Au moment où nous y entrons, la cloche du déjeuner sonne à l’hôtel du Commerce, et nous nous précipitons affamés vers la salle à manger. La table est présidée par l’hôte lui-même, un colosse dont la mine et le nom (il s’appelle Batifoulier) éveillent des souvenirs pantagruéliques. — Robuste, pansu, carré des épaules, la tête ronde, brune et rasée, l’œil luisant et la moustache militaire, il rappelle un peu Alexandre Dumas père, vers la fin de sa vie, avec beaucoup de vulgarité en plus, et en moins, l’éclair de bonté spirituelle qui illuminait la figure du fécond romancier. Cet hôte rabelaisien est majestueux et solennel comme un homme pénétré de l’importance de sa fonction. La serviette carrément nouée sous le menton, les manches retroussées, les coudes écartés, il découpe une langouste avec le sérieux et la pompe d’un grand-prêtre procédant à un