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châtaigneraies en gradins enlèvent au-dessus leurs masses d’un vert foncé. Au-delà d’un bouquet de pins penchés au sommet du chemin des contrebandiers, il y a comme un écroulement de verdures désordonnées, puis les maisons blanches de Douarnenez vont presque rejoindre les rochers de l’île Tristan. Plus loin, on ne voit plus qu’une vaste nappe de mer verte, au-dessous d’un ciel d’un bleu très doux, qui finit par se fondre dans les vapeurs laiteuses de l’horizon.

Des promeneurs flânent épars dans les rochers ; un peintre pioche son motif à l’ombre d’un grand parasol, un épagneul, en arrêt au bord d’une flaque d’eau, les jambes tremblantes, les oreilles en crochet, guette patiemment une crevette ou un crabe en train de prendre ses ébats. Une petite servante bretonne, jambes nues, les cottes troussées au-dessus des genoux, entraîne vers la vague deux babies en costume de bain, qui regimbent, piaillent et ne veulent pas se laisser baigner. Sur le sable, trois vaches rousses couchées ruminent lentement, en contemplant avec leurs grands yeux violets la mer glauque et ourlée d’écume.

Je retraverse la route et je m’enfonce dans la vallée du Riz, en quête de la Payse et de Jemima. Après m’être souvent fourvoyé, — les chemins bretons étant les plus illogiques des chemins, et les explications bretonnes manquant absolument de netteté, — je débouche sous une antique avenue de chênes moussus d’un vert noir. Au bout de l’avenue est un mur effondré et tapissé de fougères ; au milieu, s’ouvre un porche ogival, avec un écusson aux sculptures rongées, un toit en auvent et un pigeonnier abandonné, le tout attenant à une cour de ferme encombrée de fumier et bordée de masures croulantes. C’est le manoir de Kératry, ou plutôt ce n’en est plus que l’ombre. La mélancolique demeure des Ravenswood était un palais à côté de cette ruine délabrée, qui fut le berceau des ancêtres de l’auteur du Dernier des Beaumanoir. Je pénètre dans la cour de la métairie, qui semble déserte ou du moins dont les métayers effarouchés se cachent, selon l’habitude des paysans cornouaillais ; et franchissant une poterne, je tombe sur un grand espace vert, sauvage, semé de ronces et de noisetiers, où l’on reconnaît l’emplacement d’un jardin défunt. Quelques buissons de rosiers, des lauriers amandiers et des fuchsias dans lesquels s’enlacent des chèvrefeuilles, indiquent seuls qu’en cet endroit furent jadis des parterres où la dame du logis venait cueillir des roses et prendre le frais aux heures chaudes de la journée.

C’est là que je retrouve enfin la Payse et Jemima, très affairées à leur étude, sous la garde d’un gamin de dix ans aux cheveux roux embroussaillés, à la mine effrontée. Jemima lève le nez de dessus sa toile et me lance un regard questionneur, où je crois lire