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Je t’engage à bâtir au moins la cabane…

— Tu m’ennuies ! .. Et ce chien aussi m’ennuie ; pour m’en débarrasser, je vais visiter cette église qui est de l’autre côté du pont.

— Ne t’en avise pas, tu manqueras le train.

— C’est bon, j’ai encore une grande demi-heure…

Malgré nos remontrances, Tristan s’entête et part avec son chien sur les talons. Nous autres, nous remontons vers la station, et à peine sommes-nous en vue de la gare que la cloche sonne le départ.

— Pourvu que cet original retrouve son chemin et arrive à temps ! me dis-je intérieurement.

Nous arpentons le quai de débarquement avec un commencement d’inquiétude. Un long sifflement, un panache de fumée, et voici le train de Brest qui glisse doucement sur les rails en lâchant sa vapeur. — Cinq minutes d’arrêt ! — Quelques voyageurs courent au buffet, un facteur charge nos bagages et les brouette vers le fourgon des messageries. Pas de Tristan. — Deux gendarmes à l’air placide se promènent lentement le long du train ; nos yeux fouillent la route blanche qui va de la ville à la station. Rien. — En voiture, messieurs ! en voiture ! — Il n’y a plus à dire, il faut monter. Nous nous installons dans un compartiment et nous mettons le nez aux fenêtres. Un dernier coup de sonnette ; on ferme bruyamment les portières… Au même moment, quelqu’un apparaît au détour de la route et prend le galop ; quelqu’un entre violemment dans l’intérieur de la station, apparaît successivement comme une âme en peine aux vitres des salles d’attente, — c’est Tristan.

— Il secoue convulsivement le bouton de chaque porte, mais les portes sont closes. Nous le voyons s’élancer vers le buffet, puis surgir à côté du garçon, par la porte qui communique avec le quai.

— D’une main il tient le précieux paquet où sont roulés les brins de chêne et le galet de Kervenargan ; de l’autre, il fait des signes désespérés. — Trop tard ! — Le train s’est mis en marche, le voilà qui file ; les gendarmes empêchent notre ami de se précipiter à sa poursuite…

Et toujours penchés aux portières, nous voyons le retardataire secouer ses grands bras avec des gestes de télégraphe aérien ; et l’infortuné Tristan, — sans femme, sans enfant et sans chien, — reste comme un colis abandonné, — à Landerneau.


ANDRE THEURIET.