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On entreprend sur la liberté des acteurs : au Théâtre-Français, c’est Naudet et Talma que l’on oblige à s’embrasser[1] ; à l’Opéra-Comique, c’est Mme Saint-Aubin que l’on force à déchirer un journal qui avait mal parlé d’un auteur connu pour ses sentimens patriotiques[2]. On entreprend sur la liberté des spectateurs : si quelques aristocrates ont applaudi trop bruyamment une pièce qui déplaît au peuple souverain, « citoyens et citoyennes ramassent de la boue et de la neige, font la haie à la sortie, et forcent chacun de crier : Vive la nation[3] ! » Le grotesque se mêle à l’odieux. Le conventionnel Genissieux va par hasard voir jouer Mérope ; il y trouve une reine en deuil qui pleure son mari ; pas de doute, c’est Marie-Antoinette pleurant sur la mort de Louis XVI ; et Mérope est interdite. La commune fait comparaître par-devant elle les comédiens français coupables d’avoir joué le Cid ; étant inadmissible, qu’un roi paraisse sur la scène, et don Fernand devient un général républicain. Le Théâtre de la République affiche un Jean Sans Terre : les clubs s’imaginent que c’est leur brasseur que l’on met en scène : il faut renoncer à jouer la pièce. On arrête jusqu’à un opéra d’Hoffmann et Méhul, Adrien, empereur de Rome, parce qu’Adrien y paraît sur un char de triomphe traîné par deux chevaux blancs qui viennent des écuries de la reine[4].

A tous ces symptômes d’intolérance brutale, la convention commence à s’émouvoir, non pas, comme on pense, pour rien réprimer, mais pour s’aviser qu’au fait le théâtre peut devenir entre les mains de ses comités un moyen de gouvernement. Le 2 août 1793, Conthon monte à la tribune et prend la parole en ces termes : « Citoyens, la journée du 10 août approche ; des républicains sont envoyés par le peuple pour déposer aux archives nationales les procès verbaux de l’acceptation de la constitution. Vous blesseriez, vous outrageriez ces républicains si vous souffriez qu’on continuât de jouer en leur présence une infinité de pièces remplies d’allusions injurieuses à la liberté, si même vous n’ordonniez qu’il ne sera représenté que des pièces dignes d’être entendues et applaudies par des républicains. Le comité chargé spécialement d’éclairer et de former l’opinion a pensé que les théâtres n’étaient point à négliger dans les circonstances présentes. Ils ont trop souvent servi la tyrannie ; il faut enfin qu’ils servent la liberté. » Sur quoi l’on décrète que Brutus, Guillaume Tell, Caius Gracchus et autres pièces patriotiques seront jouées au moins trois fois la semaine. Le 20 avril. 1794, Billaud-Varennes trace aux auteurs dramatiques Le programme qu’ils suivront désormais : « Saisissez l’homme dès

  1. E. et J. de Goncourt, la Société française pendant la révolution.
  2. Hallays Dabot, Histoire de la censure.
  3. Mallet du Pan, Mémoires et Correspondance.
  4. Hallays-Dabot, Histoire de la censure.