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eussent-ils changé la face de l’Europe, il leur a manqué ce qui constitue la vraie grandeur : ils ne sont pas philhellènes !

Faut-il l’avouer ? En débarquant à Athènes, j’ai failli être classé parmi les non-philhellènes, et je suis toujours resté parmi les douteux. Cette situation intermédiaire a d’ailleurs des avantages. On se met en frais pour conquérir les douteux, on cherche à les séduire, à les arracher à leur fatale erreur, on leur laisse entrevoir qu’avec un léger effort, ils arriveraient à la perfection : ils y touchent, ils sont près d’y atteindre ; un bon mouvement et les voilà au but ! L’ai-je atteint, pour mon compte ? J’en doute. C’est dommage, car les Grecs sont très sincères, je crois, dans l’estime qu’ils professent pour leurs amis. Si fiers qu’ils soient, ils sont encore plus vaniteux, et ce n’est pas une comédie qu’ils jouent lorsqu’ils parlent avec enthousiasme de ceux qui les célèbrent avec exagération. Ils ne sont pas ingrats. Ils n’ont oublié aucun des hommes auxquels ils ont dû une louange. Ils ont gardé un souvenir moins présent de ceux qui leur ont rendu des services plus directs. C’est qu’ici leur vanité est en conflit avec elle-même. S’ils sont flattés que lord Byron soit venu mourir pour leur indépendance et que la France ait versé son sang pour l’assurer, il leur plairait d’autre part de pouvoir persuader au monde ce qu’ils se sont persuadé assez facilement à eux-mêmes, je veux dire qu’ils l’ont conquise tout seuls, que leur héroïsme a tout fait, que les étrangers qui se sont, battus à leur côté étaient là comme de simples témoins accourus pour venir contempler de près leurs hauts faits, Chaque année paraissent à Athènes des livres et des brochures où l’histoire de la guerre de l’indépendance est racontée dans cet esprit, qui passe à Athènes pour rigoureusement véridique. De l’intervention de l’Europe, il n’y est pas dit un mot ! Les Grecs ont tout fait ; ils n’ont eu besoin de personne pour écraser la Turquie ; ce sont eux qui ont brûlé la flotte turque à Navarin ; sous des déguisemens français, ce sont encore eux qui ont exécuté l’expédition de Morée. L’Europe n’est apparue que pour les arrêter dans leurs triomphes et pour les empêcher de pousser la victoire jusqu’au bout. Elle s’en repent aujourd’hui ; elle cherche à donner à la Grèce l’Épire et la Thessalie qu’elle l’a empêchée de prendre jadis ; ce ne sera, si elle y réussit, qu’une juste et tardive réparation. La manière dont les Grecs jugent le passé se retrouve encore dans leurs appréciations sur le présent. Comme ils ont un fonds de bon sens qui résiste à tout, ils sentent fort bien qu’ils ne peuvent obtenir de nouveaux succès sans le concours de l’Europe ; mais ils voudraient que ce concours fût très efficace sans être apparent. Bien de plus curieux sous ce rapport que le langage de leurs journaux, que les discours de leurs orateurs. Le thème constant de toutes les polémiques, de toutes