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grande cause qu’un ministre pusillanime désertant la lutte de peur d’un insuccès. Que la patrie soit agrandie ou restreinte, l’essentiel est d’y exercer la suprématie morale et matérielle, de s’y sentir soutenu par l’opinion, d’y rester entouré de ces bergers et de ces paysans du Magne dans les veines desquels coule le vrai sang hellénique, d’être toujours l’âme et le cœur du pays. Avec sa figure fine, son sourire malin, sa tête légèrement inclinée par l’âge, M. Coumoundouros n’a pas l’air d’un homme capable de risquer une aventure ; tous ceux qui le connaissent m’ont affirmé que les apparences étaient trompeuses et qu’il y avait en lui, comme dans tout vrai, Grec, un mélange singulier d’habileté et d’héroïsme, de bon sens terre à terre et. d’imagination entraînante.

Quant à M. Tricoupis, qui est le fils d’un des écrivains les plus distingués de la Grèce, il a reçu une éducation tout européenne. Sa jeunesse, s’est écoulée en France et en Angleterre ; il s’est imprégné fortement, des idées modernes, sans perdre cependant l’originalité du tempérament grec. Son éloquence, qui est plus remarquable, lui donne sur la chambre beaucoup d’influence ; peut-être en a-t-il moins sur le pays, où M. Coumoundouros est plus connu que lui, soit parce qu’il exerce presque constamment le pouvoir depuis de longues années, soit parce que son caractère se rapproche plus de la nation. Mais M. Tricoupis a de véritables vues d’homme d’état, et son âge lui permet de longues ambitions. Ce serait une folie de sa part de compromettre l’avenir par un coup de tête. C’est lui qui a fait ces grands armemens sous lesquels la Grèce plie aujourd’hui. Il s’est dispensé de consulter la chambre pour prendre cette grave résolution. Ses adversaires l’accusent d’avoir violé en cela tous les principes parlementaires. A leur avis, son esprit est naturellement dictatorial, et l’on peut craindre qu’il ne se mette souvent au-dessus des règles constitutionnelles. C’est une question intérieure que je n’ai pas à élucider. J’ai pu constater, dans mes conversations avec M. Tricoupis, que, s’il avait engagé son pays dans une voie périlleuse, il ne se faisait, néanmoins aucune illusion sur l’état de l’Europe et sur celui de la Grèce. Le sentiment populaire l’a entraîné, mais sa clairvoyance est trop grande et son bon sens trop éclairé pour qu’il l’ignore complètement.

Quand il serait vrai que M. Tricoupis eût un médiocre respect pour le régime parlementaire, tel qu’il est pratiqué en Grèce, on ne saurait lui en faire un bien vif reproche. Le gouvernement d’une chambre unique, dont les moindres caprices entraînent le bouleversement complet de l’administration, nationale, pourrait bien ne pas être l’idéal du gouvernement. J’ai déjà dit que la chambre grecque était omnipotente. Chacun de ses votes peut élever ou renverser un ministère, car en Grèce la question de cabinet