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la viande, de les désaltérer par la libation. Que si l’on manquait à cette obligation sacrée, les morts s’irriteraient contre les vivans. L’existence mystérieuse dans laquelle les morts étaient entrés avait fait d’eux des puissances redoutables et comme autant de dieux[1] ; leur colère ne manquerait pas d’atteindre les ingrats qui les auraient ainsi abandonnés et outragés.

Cette conception n’est pas particulière à l’Égypte. Au double des inscriptions funéraires de l’Égypte répond trait pour trait l’image εἴδωλον (eidôlon) des poètes grecs[2], l’ombre des Latins. Grecs et Latins croyaient également que les rites de la sépulture, dûment accomplis, mettaient cette image ou cette ombre, comme on voudra l’appeler, en possession d’une demeure où elle commençait une vie souterraine qui n’était que la continuation de la vie mortelle[3]. Le mort restait ainsi tout près des vivans ; il était en étroite relation avec eux par les offrandes nourricières qu’il en recevait et par la protection qu’il leur accordait en retour ; dans le repas funéraire, il prenait sa part, au sens propre du mot, de l’aliment et du breuvage[4]. Ce secours toujours impatiemment désiré réveillait chez lui, pour un instant, le sentiment et la pensée ; il lui rendait quelque chose des impressions et des jouissances de la véritable vie, la vie d’en haut, celle qui se passait à la lumière du jour[5]. Faisait-on

  1. Chaque mort était assimilé à Osiris. On disait l’Osiris un tel, pour désigner un mort par son nom.
  2. Εἴδωλα ϰαμόντων (Eidôla kamontôn) Il., XXIII, 72 ; Od., XI, 476 ; XVIV, 14.
  3. C’est ce qu’indique avec beaucoup de précision un texte de Cicéron cité par Fustel : Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum. (Tusc, I, 16.) Cette croyance était si forte, ajoute Cicéron, que même lorsque l’usage de brûler les corps s’établit, on continua à croire que les morts vivaient sous la terre.
  4. Les textes abondent ; les plus frappans ont été réunis par Fustel. (Cité antique, p. 14.) Nous n’en citerons ici que trois : « Fils de Pelée, dit Néoptolème, reçois ce breuvage qui plaît aux morts ; viens et bois ce sang. » (Hécube, 536.) Electre verse les libations et dit : « Le breuvage a pénétré la terre ; mon père l’a reçu. (Choéphores, 162.) Écoutez la prière d’Oreste à son père mort : ’O mon père, si je vis, ta recevras de riches banquets ; mais, si je meurs, tu n’auras pas ta part des repas fumeux dont les morts se nourrissent. » (Choéphores, 482-484.) Sur la persistance singulière de cette croyance, dont les voyageurs retrouvent encore aujourd’hui la trace chez les populations de l’Europe orientale, en Albanie par exemple, en Épire et en Thessalie, on pourra consulter Heuzey (Mission archéologique de Macédoine, p. 156) et Albert Dumont (le Balkan et l’Adriatique, p. 354-356.) On trouvera de curieux détails sur les repas funéraires des Chinois dans les Comptes-rendus de l’Académie des inscriptions, 1877, p. 325. Il y a des rapports très frappans entre le système religieux de la Chine et celui de l’ancienne Égypte ; de part et d’autre, il y a eu le même arrêt de développement. A tout prendre, l’un et l’autre peuple sont toujours restés fétichistes.
  5. Dans l’évocation des morts du onzième livre de l’Odyssée, ce n’est que quand les âmes ont « humé à longs traits le sang noir » qu’elles sont capables de reconnaître Ulysse, de comprendre ses paroles et de lui répondre ; la gorgée de sang leur restitue l’intelligence et la pensée.