Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/630

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre le prestige d’une race remontant à Hercule et d’un nom que la victoire venait de porter à l’extrémité du monde. Alexandre vivant, Antipater était donc peu à craindre. La grande habileté du général Malet fut d’avoir compris que, pour soulever les Français, il fallait leur annoncer que Napoléon était mort.

Qui sait si, dans ces temps de doute universel, quelqu’un ne songera pas à me reprocher mon penchant à l’idolâtrie ? Tout ce que j’essaierai de dire pour ma défense, c’est que mon idolâtrie n’est pas banale ; elle ne s’est jamais adressée qu’aux demi-dieux. Le propre du demi-dieu, c’est de ne pas séjourner trop longtemps sur la terre ; l’objet de notre culte doit avoir disparu dans un nuage, avoir été ravi à notre admiration, quand il était encore paré de toutes les grâces d’une éternelle jeunesse. Napoléon atteignit un âge plus avancé qu’Alexandre, mais l’île de Sainte-Hélène l’avait déjà retranché du nombre des humains. De là il apparut, pendant quelques années encore, aux vétérans dont les yeux ne se détournaient jamais de son île, à demi noyé dans cette brume indécise qui enveloppait jadis aux sommets de l’Olympe les divinités de la Grèce. Puis l’image tout à coup s’effaça ; elle s’effaça pour revivre dans les chants des poètes. Notre. Alexandre a retardé d’un siècle la déchéance fatale de la poésie ; les poètes seraient bien ingrats s’ils l’oubliaient.

Voltaire a très judicieusement défini les bornes que ne doit pas dépasser le scepticisme historique. « Je ne veux, dit-il, ni un pyrrhonisme outré, ni une crédulité ridicule. » Ce dont je voudrais, pour ma part, avant, tout me défendre, c’est d’une tendance puérile à prendre le contre-pied de ce qu’on est généralement convenu d’admettre ; on ne me demandera pas cependant, je l’espère, de pousser le scrupule jusqu’à faire violence à une conviction mûrie et sincère ; on aura seulement le droit d’exiger que cette conviction paradoxale, je la justifie : j’essaierai. L’Alexandre dont je viens de raconter les premières campagnes est encore l’Alexandre que tout le monde admire ; celui que je me propose de suivre dans le Farsistan, dans l’Afghanistan, dans les Indes, ne sera plus, aux yeux de la majorité des critiques, qu’un Alexandre gâté par la fortune. Selon mon humble jugement, au contraire, c’est à cette heure seulement que le grand homme commence ; jusque-là nous n’avions eu qu’un héros. La gloire d’Arbèles n’est certes pas médiocre ; elle ne me suffirait pas encore ; Issus, dans ma pensée, répond à Marengo, Arbèles à Austerlitz ; pour inscrire une légende dans la mémoire des peuples, il faut davantage : l’erreur même et le martyre quelquefois n’y nuisent pas.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.