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de sapins et de mélèzes, a pris possession du terrain ; elle pénètre dans toutes les fissures, dentelé le ciel avec les flèches des arbres qui se profilent sur les sommets les plus élevés, s’accroche aux moindres saillies et court sur les corniches du rocher en traçant une raie verte sur le fond grisâtre de la muraille à pic. Sous le couvert des sapins et des mélèzes végète un fouillis de sorbiers, d’aunes rampans, de viornes, de sureaux, d’airelles, et de toute cette multitude d’arbustes et d’arbrisseaux dont la flore alpestre est si bien pourvue. Parfois des taches d’un vert moins sombre trouent le massif, ou frangent la lisière supérieure de la forêt, jusqu’au pied de l’escarpement rocheux ; ce sont des prairies pourvues d’un chalet, où pendant l’été vont pâturer les vaches du couvent. Partout la végétation maîtresse étreint le sol sous sa puissance ; des sources jaillissent dans toutes les dépressions, donnant naissance à des ruisseaux qui coulent limpides et purs, sans entraîner jamais ni terre ni rochers. C’est un paysage splendide, qui ne le cède en rien aux plus beaux que la Suisse peut offrir.

A quelques kilomètres de là, le spectacle est tout différent. Si l’on suit le chemin de fer qui mène de Grenoble à Gap, on ne tarde pas à rencontrer des montagnes dénudées aux flancs déchirés, au pied desquelles le torrent du Drac déploie ses méandres indécis, au milieu d’un lit encombré de cailloux. Sur la droite, le Rif-fol s’est creusé un passage dans un immense entonnoir, produit par un éboulement, et projette ses déjections dans la vallée. Plus loin est le Dévoluy, dont M. Surell a fait une si navrante description, malheureusement aussi vraie aujourd’hui qu’en 1841. C’est une vallée, entourée de montages chauves dévorées par les ravins, les troupeaux et le soleil, stérilisée par les dépôts des torrens et ne présentant nulle part ni ombre, ni verdure. La couleur pâle et uniforme du sol, le silence que ne trouble le murmure d’aucun ruisseau, le spectacle de ces pentes, écorchées par les eaux et tombant en décomposition, tout annonce un pays d’où la vie se retire et dont l’immobile sérénité du ciel augmente encore la tristesse. Autrefois, cependant, cette région était boisée, puisqu’on trouve encore dans les tourbières des troncs d’arbres provenant des anciennes forêts ; mais, dans leur imprévoyance, les habitans les ont abattues pour en faire des pâturages, et les troupeaux ont achevé l’œuvre de destruction que la hache avait commencée. Cette destruction est aujourd’hui si complète, que chaque orage fait surgir un torrent nouveau et que les habitations disparaissent peu à peu, cédant la place au désert qui étend son linceul sur la contrée. On peut voir ainsi, dispersées çà et là sur les flancs des montagnes, les traces d’anciennes cultures, dont les limites sont encore dessinées par des murs en pierres sèches, mais que l’homme a dû abandonner