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les yeux des observateurs. Dès le siècle dernier, des administrateurs éclairés ont appelé l’attention du gouvernement sur les conséquences désastreuses du déboisement des Alpes et provoqué des ordonnances pour restreindre les abus du pâturage et empêcher les défrichemens. En 1797, un ingénieur nommé Fabre, dans un ouvrage intitulé : Essai sur la théorie des torrens et des rivières, donna la description complète du régime de ces cours d’eau, mais sans indiquer aucun moyen pour en atténuer les ravages. Plus tard, M. Ladoucette, préfet des Hautes-Alpes sous l’empire, publia un Essai sur la topographie des Hautes-Alpes. Sous la restauration, un autre préfet, M. Dugied, adressa au ministre un mémoire sur le Boisement des Basses-Alpes, dans lequel il insiste sur la nécessité d’empêcher les communes de dégrader le sol des montagnes par l’abus de la dépaissance. En 1841, M. Surell, ingénieur des ponts et chaussées, aujourd’hui administrateur de la compagnie du Midi, écrivit son Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, qui, imprimée aux frais de l’état, fut une véritable révélation en ce qu’elle montrait d’une manière saisissante que c’est dans la reconstitution des forêts seulement qu’il faut chercher le salut. Publié peu après les désastreuses inondations de 1840, cet ouvrage fit une profonde impression sur l’opinion publique et décida le gouvernement à préparer un projet de loi sur le reboisement, réclamé d’ailleurs par un grand nombre de conseils généraux. Ce projet, après avoir été remanié plusieurs fois, fut présenté aux chambres et retiré avant la discussion, on ne sait pour quel motif. En 1848, un nouveau projet, dû à l’initiative de M. Dufournel, membre de l’assemblée constituante, n’eut pas plus de succès. Le mal cependant augmentait de jour en jour, si bien que M. de Bouville, préfet des Basses-Alpes, avait pu dire, dans un rapport adressé au ministre, le 17 mars 1853 : « Si des mesures promptes et énergiques ne sont pas prises, il est presque permis de préciser le moment où les Alpes françaises ne seront plus qu’un désert. La période de 1851 à 1856 amènera une nouvelle diminution dans le chiffre de la population. En 1862, le ministre constatera une nouvelle réduction continue et progressive dans le chiffre des hectares consacrés à la culture, chaque année aggravera le mal, et dans un demi-siècle, la France comptera des ruines de plus et un département de moins[1]. »

  1. Ces prédictions se sont réalisées à la lettre. Le chiffre de la population, qui pour les deux départemens des Basses-Alpes et des Hautes-Alpes était en 1851 de 285,108 habitans, est tombé en 1856 à 279,226 ; en 1862, à 271,468 ; en 1866, à 265,117 ; en 1872, à 258,230 ; en 1876, à 255,260. Par une progression continue, qui prouve une diminution constante des moyens d’existence, la population de ces deux départemens s’est réduite en vingt-cinq années de 30,000 habitans, c’est-à-dire du neuvième environ du chiffre primitif.