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les rêves refusent d’entrer en composition avec les réalités de la vie et dont la devise est : Tout ou rien. Il se plaint aussi que le goût de tout censurer et de tout dénigrer est trop répandu en Allemagne : « Si d’autres peuples, dit-il, ont péri par un excès d’optimisme, nous souffrons plutôt d’un excès d’esprit critique. » Cependant il convient que la situation actuelle n’est pas absolument satisfaisante, que l’avenir n’est pas définitivement assuré, qu’on peut s’attendre de jour en jour à voir tout remettre en question. Le nouvel établissement politique est encore incomplet, inachevé. Qu’en adviendra-t-il ? Le bloc de marbre sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Frédéric II disait que son grand-père, en érigeant la Prusse en royaume, avait mis dans sa postérité un germe d’ambition qui devait fructifier tôt ou tard, que la monarchie qu’il avait fondée était une espèce d’hermaphrodite qui tenait moins du royaume que de l’électorat, qu’il avait laissé à ses descendans « le soin de décider cet être. » On peut dire que pareillement le nouvel empire germanique est une création équivoque, qui tient à la fois du césarisme et de la monarchie constitutionnelle, mais qui n’est franchement ni l’un ni l’autre. Les Allemands ont le sentiment vague ou précis qu’un jour ou l’autre il faudra décider cet être, et ils se demandent comment cette crise se dénouera, si c’est la réaction ou le libéralisme qui aura gain de cause. Ce doute les tient en suspens et en haleine, et l’avenir leur paraît un peu trouble.

Parmi les mécontens que M. Jolly s’efforce de tranquilliser et de rasséréner, les uns s’en prennent ouvertement à M. de Bismarck, ils le rendent responsables de leurs chagrins, ils prétendent qu’en toute occurrence il n’a pris conseil que de ses convenances personnelles, que la constitution qu’il leur a octroyée a été faite par un homme et pour un homme, d’où il résulte que, quand cet homme ne sera plus, la machine aura beaucoup de peine à fonctionner. D’autres, au contraire, reprochent aux partis d’avoir entravé M. de Bismarck dans son œuvre et dans ses combinaisons, de s’être plu à le contrarier, à le gêner, à lui susciter mille ennuis et des difficultés sans nombre. Tout serait allé bien mieux s’il avait eu ses coudées franches, si l’on avait respecté la liberté de’ son génie et de ses inspirations. Deux philosophes qui ont traité dernièrement ce sujet s’accordent à regretter qu’on n’ait pas investi le chancelier d’une sorte de dictature provisoire. L’un de ces philosophes représente à ses compatriotes qu’ils auraient mieux fait de suivre exemple de leur souverain, que le roi Guillaume a eu souvent à se plaindre des procédés de son ministre, et que cependant il l’a toujours « supporté et toujours laissé faire. « La postérité, ajoute-t-il, s’étonnera que l’Allemagne ait produit dans notre temps un si grand homme et qu’elle lui ait cherché tant de chicanes. » Les philosophes allemands ont du goût pour les dictateurs, et ils croient volontiers à l’infaillibilité des grands hommes.