Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

irrité à son tour de ce que cette assurance n’eût pas suffi à détourner M. Necker d’une justification publique, et il lui fit signifier par le baron de Breteuil une lettre de cachet qui l’exilait à quarante lieues de Paris. Cette mesure, qui autrefois aurait paru fort simple et même assez douce comme punition infligée à une désobéissance, excita cependant, les temps étant changés, un cri universel. Les amis de M. Necker jetaient feu et flamme contre un ordre d’exil qui lui donnait vingt-quatre heures pour quitter Paris au moment où sa femme était malade, sa fille prête d’accoucher. Les indifférens même prenaient parti pour lui, et c’était peut-être M. Necker lui-même qui s’accommodait le plus philosophiquement de sa mésaventure, ainsi qu’on va le voir par une lettre qu’il écrivait à sa fille, de Fontainebleau, en route pour son lieu d’exil :


Ma chère Minette,

Toutes réflexions faites et pleins de respect pour ton dernier conseil, nous partirons demain de grand matin pour Château-Renard, à moins d’incident imprévu ; je crois que le château est convenable, puisque toutes les automnes il a été habité par les deux familles d’Outremont et de Fougeret ; quant aux dehors, je n’en ai nulle idée ; je redoute les goûts décidés de ta chère maman en bien et en mal ; cependant elle se met en route de bon cœur… Tu ramasseras dans la semaine toutes les nouvelles ; nous avons été mis au courant par Germani et encore plus par tes lettres, qui sont un voyage rapide, mais fort amusant. Mais tout cela n’est pas ma bonne. Minette, dont je me sens séparé depuis bien longtemps et que je serai bien ravi de revoir. La chère maman se livrera au plus parfait repos que son état nécessite. Je ne puis m’empêcher parfois de sentir qu’on nous traite durement en nous obligeant à tout ce remue-ménage. Ce n’est pas à cause de moi, mais une femme qu’on scait fort malade, une fille déjà ronde comme un tambour, tout cela change bien la nature d’un exil. Je suis un peu plus animé surtout cela depuis que je suis plus rendu à moi-même, et aussy depuis que j’ai éprouvé tous les inconvéniens qui naissent d’un éloignement sans habitation : et encore depuis que j’ai vu que le mot transitoire, que j’avois placé dans une lettre au baron de Breteuil, n’a fait aucun effet. Nous aurons tous le temps de moraliser là-dessus. Un grand dédommagement, un grand contrepoids, c’est l’intérest public ; sans cela… Mais ce n’est que par toi que je saurai bien tout.


L’animation de M. Necker n’était rien auprès de celle de sa fille. « Je ne saurois, écrivait-elle plus tard, peindre l’état où je fus à cette nouvelle ; cet exil me parut un acte de despotisme sans exemple ; il s’agissoit de mon père, dont tous les sentimens nobles