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Les libéralités extraordinaires qui permirent ses grandes entreprises durent être arrachées ainsi par importunité, par adresse. Durant les premières années, tout avait été facile, Saïd-Pacha donnait carte blanche au savant. Plus tard, on s’avisa de diriger ses recherches, ce qui l’exaspérait. Des suggestions ignorantes ou perfides lui faisaient assigner tel champ de fouilles qu’il n’eût jamais choisi. Ses instrumens de travail étaient les corvées de fellahs ; on ne lui marchandait guère ce qui ne coûtait que des coups de bâton, mais on le limitait aux districts où il se trouvait des corvéables disponibles, alors même que ces districts n’avaient jamais eu l’ombre d’un temple ou d’un hypogée ; en vain montrait-il sa carte de l’Égypte souterraine ; il n’y avait pas de fellahs libres sur le point qu’il convoitait. D’autres fantaisies mettaient souvent sa patience à l’épreuve. On prince étranger, un grand personnage arrivait ; on faisait comparaître l’égyptologue, ses ordres au cou ; il était une réclame vivante devant l’Europe, le cicérone attitré de l’Égypte ; c’était là, dans la pensée du maître, la vraie raison d’être de son savant. Une fois de plus, Mariette devait remonter le Nil pour accompagner l’illustré visiteur. Au retour, le grand personnage parlait à Abdin d’un temple qui lui avait plu par sa silhouette pittoresque et s’attristait de le voir menacer ruine ; piqué d’amour-propre, le souverain ordonnait au bey de concentrer ses travaux sur un monument indifférent à la science. Quand on monta sur la scène du Caire l’Aida de Verdi, Mariette dut brosser les décors, dessiner les costumes et les accessoires : n’était-il pas en Égypte le savant à tout faire ? Aux mauvais jours, quand vint la grande gêne, les libéralités tarirent : il y avait des créanciers autrement pressans que l’archéologie. Mariette dut alors se faire petit, solliciter par l’intermédiaire des favoris ; par ce canal, les requêtes n’arrivaient guère ; quand elles arrivaient, on les exauçait peut-être ; mais la circulation monétaire obéit a de si étranges lois en Orient que le bey n’avait jamais de motifs palpables de croire au succès. Il était trop juste pour méconnaître les générosités réelles dont il avait bénéficié ; il avait même un vrai fonds d’affection et de gratitude pour ceux qui lui avaient ouvert l’Égypte ; seulement les procédés le blessaient, et quand il pensait à ce qu’on aurait pu faire pour la science avec les miettes du gaspillage de millions auquel il assistait, il était amer.

À ce triste métier de solliciteur qui eût diminué tout autre, le vieux savant grandissait. Chacun savait si bien que ce n’était pas pour lui ! Et puis il y mettait tant d’esprit et de malice ! Il aurait pu apprendre cet art, comme les autres, dans ses papyrus : il n’avait pas déchiffré pour rien les « instructions de Ptah-Hotep, » ce manuel du parfait courtisan il y a quatre mille ans, où il est dit