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ce point une anecdote curieuse et peu connue. C’était quelques semaines avant les journées d’octobre. Malouet, d’accord avec plusieurs membres influens des états-généraux, avait proposé à M. Necker et à M. de Montmorin, alors ministres, de faire voter par l’assemblée constituante le transfert du lieu de ses séances à plus de vingt lieues de Paris. Ils se croyaient sûrs de la majorité de l’assemblée ; les ministres avaient donné leur assentiment à la proposition de Malouet et lui assignèrent un rendez-vous le soir, à l’issue du conseil, pour lui communiquer la décision du roi. À minuit, Malouet se rend chez M. de Montmorin, et après une longue attente voit arriver M. Necker qui, d’un air contraint, l’informe que la proposition n’a pas été adoptée par le conseil. Malouet se récrie, insiste pour savoir les causes d’une résolution dont il prévoyait les conséquences fatales, et M. Necker finit par lui dire : « Monsieur, si vous voulez tout savoir, apprenez que notre rôle est bien pénible. Le roi est bon, mais difficile à décider. Sa Majesté étoit fatiguée. Elle a dormi pendant tout le conseil. Nous étions de l’avis de la translation de l’assemblée, mais le roi en s’éveillant a dit : « Non, » et s’est retiré. Croyez que nous sommes aussi fâchés et surtout plus embarrassés que vous. »

Il y a une autre accusation, souvent dirigée contre M. Necker, qui ne me paraît pas avoir la même solidité, c’est celle de s’être laissé infatuer par la popularité dont il jouissait au point de s’aveugler sur les difficultés de la tâche qu’il avait entreprise et d’avoir tout laissé aller, comptant sur son ascendant personnel pour tout arrêter. Je ne crois pas qu’un examen impartial de la conduite de M. Necker justifie cette accusation. Sans doute, il était rentré aux affaires avec le sentiment que la popularité dont il jouissait lui créait une situation bien autrement forte que lors de son premier ministère et lui permettait une attitude plus indépendante. Mais il ne se dissimulait pas combien le mouvement impétueux qui se préparait serait difficile à diriger, et la prévoyance des conseils que, dans son premier discours (à cause de cela même si mal accueilli), il adressait aux états-généraux, est là pour en témoigner. Lorsqu’à ces représentans de la nation réunis pour la première fois et bouillant d’une orgueilleuse impatience, il demandait « de ne pas se montrer envieux du temps, de lui laisser quelque chose à faire et de ne pas croire que l’avenir pût être sans connexion avec le passé, » il les mettait précieusement en garde contre cette tendance fatale qui devait perdre en partie l’œuvre de la Constituante et dont la France moderne a tant de peine à revenir : le dédain et la haine aveugle d’un passé, à tout prendre plein de bienfaits et de grands souvenirs. Eût-il, même au début, nourri quelques illusions, il ne devait pas tarder à les perdre en voyant