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relèveront obstinément, ne peut exister dans le monde ; il fallait donc créer, pour qu’il fût réalisable, des mondes fermés, des monastères, où la pauvreté, l’abnégation, la surveillance et la correction réciproques, l’obéissance et la chasteté fussent rigoureusement pratiquées. L’Évangile est, en réalité, plutôt l’Enchiridion d’un couvent qu’un code de morale ; il est la règle essentielle de tout ordre monastique ; le parfait chrétien est un moine ; le moine est un chrétien conséquent ; le couvent est le lieu où l’Évangile, partout ailleurs utopie, devient réalité. Le livre qui a prétendu enseigner l’imitation de Jésus-Christ est un livre de cloître. Satisfait de savoir que la morale prêchée par Jésus est pratiquée quelque part, le laïque se consolera de ses attaches mondaines et s’habituera facilement à croire que de si hautes maximes de perfection ne sont pas faites pour lui. Le bouddhisme a résolu la question d’une autre manière. Tout le monde y est moine une partie de sa vie. Le christianisme est content s’il y a quelque part des lieux où la vraie vie chrétienne se pratique ; le bouddhiste est satisfait pourvu qu’à un moment de sa vie il ait été parfait bouddhiste.

Le montanisme fut une exagération, il devait périr. Mais, comme toutes les exagérations, il laissa des traces profondes. Le roman chrétien fut en partie son ouvrage. Ses deux grands enthousiasmes, chasteté et martyre, restèrent les deux élémens fondamentaux de la littérature chrétienne. C’est le montanisme qui inventa cette étrange association d’idées, créa la Vierge martyre, et, introduisant le charme féminin dans les plus sombres récits de supplices, inaugura cette bizarre littérature dont l’imagination chrétienne, à partir du IVe siècle, ne se détacha plus, Les Actes montanistes de sainte Perpétue et des martyrs d’Afrique, tout empreints de la foi aux charismes, pleins d’un rigorisme extrême et de brûlantes ardeurs, imprégnés d’une forte saveur d’amour captif, mêlant les plus fines images d’une esthétique savante aux rêves les plus fanatiques, ouvrit la série de ces œuvres de volupté austère. Perpétue ne voit que des martyrs dans le paradis. La recherche du martyre devient une fièvre impossible à dominer. Les circoncellions, courant le pays par troupes folles pour chercher la mort, forçant les gens à les martyriser, traduisirent en actes épidémiques ces accès de sombre hystérie.

La chasteté dans le mariage resta une des bases de l’intérêt des romans chrétiens. Or c’était bien là encore une idée montaniste. Comme le faux Hermas, les montanistes remuent sans cesse la cendre périlleuse qu’on peut bien laisser dormir avec, ses feux cachés, mais qu’il est imprudent d’éteindre violemment. Les précautions qu’ils prennent à cet égard témoignent d’une certaine