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J’ai toute la Suisse, écrivait-elle à son mari, dans une magnifique horreur. Quelquefois je pense que, si l’on étoit à Paris avec un titre qu’ils fussent obligés de respecter, on pourroit rendre service à un grand nombre d’individus, et cet espoir me feroit tout braver. Je vois avec un peu de peine que ce qui me convient le moins au monde, c’est la vie champêtre et paisible dont je me trouve affublée. J’ai renvoyé mes chevaux par économie et parce que je sens un peu moins ma solitude quand je ne vois personne… Quel horrible fléau que la démocratie à la française !


Cependant les événemens suivaient en France leur cours sanglant, et l’affreux spectacle auquel elle assistait de loin ébranlait par momens chez Mme de Staël les sentimens qui semblaient avoir poussé les plus profondes racines en son cœur : son amour pour la France, et sa foi dans le triomphe du bien par la liberté. C’est dans un de ces momens de trouble qu’elle écrivait à son mari, qui était toujours à Stockholm :


Voilà une grande nouvelle, c’est la prise de Toulon[1]. Tu as le plaisir de l’avoir prévue, mais n’es-tu pas cependant confondu de cet accord constant de succès et de crimes, et ce spectacle ne te plonge-t-il pas dans un scepticisme douloureux sur tous les sentimens, les idées et les calculs ? Veux-tu que je te dise à quel résultat me conduisent ces événemens ? A avoir de l’argent en Amérique le plus que nous pourrons et affranchir notre situation. Liberté, fortune et amitié, voilà tout ce qu’il faut sauver. Un beau climat, de la musique, une douce réunion, voilà les seuls liens dont la France n’a pas désenchanté. Il ne reste plus même dans les autres pays ni rang, ni gloire, ni dignité : ce gouffre a tout englouti. Cependant cette prise de Toulon pourra renverser M. Pitt, l’Angleterre m’en plaira mieux. Je suis bien impatiente aussi de ce que tu me diras de Copenhague. Nous pourrions nous y arranger, mais le parti pour lequel j’ai l’éloignement le plus décidé, c’est de te voir jouer un rôle en Suède. C’est quelque chose de pareil au sort de mon père que tu te préparerais. S’opposer aux progrès des lumières, c’est se perdre ; s’y prêter, c’est mettre son nom à la tête d’une histoire de sang et de malheur. Si tu me permets d’avoir un avis, c’est sur cette chance de destinée qu’il est le plus fortement prononcé.


S’il y avait certains jours où le courage manquait à Mme de Staël et où la désespérance semblait la gagner, rien ne parvenait à abattre l’intérêt qu’elle portait à ses amis de France et l’énergie avec laquelle

  1. Toulon fut repris aux Anglais le 19 décembre 1793.