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projets. Les articles qui lui tenaient le plus à cœur une fois votés, il était, si je ne me trompe, parti pour Prague, la vieille cité slave des bords de la Moldau, où il s’occupait de la publication des œuvres de son ami, le poète slavophile Khomiakof. Pour retenir Samarine dans la politique active, il eût fallu sans doute un parlement, une chambre législative, où il eût en tout temps été maître de faire entendre sa voix.

À cette époque, m’a-t-on raconté, au commencement de l’année 1864, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, Mlle de S., originaire de Livonie, ayant demandé à Samarine pourquoi il ne retournait pas en Pologne avec Milutine et Tcherkasski : « Mademoiselle, répondit Samarine, je me réserve pour les provinces baltiques. » Cette boutade, bientôt colportée de bouche en bouche dans le monde allemand-russe, parmi les nombreux hauts fonctionnaires sortis de Livonie et de Courlande, n’était pas sur les lèvres de l’écrivain moscovite une vaine et platonique menace. Samarine aurait voulu mettre les trois provinces baltiques au même régime que le royaume de Pologne et la Lithuanie. Non content d’y effacer autant que possible tous les vestiges des lois et institutions allemandes, il eût voulu y faire une révolution agraire aux dépens de la noblesse germanique, au profit des paysans esthoniens et lettons, émancipés sous Alexandre Ier, mais émancipés sans terre. Dans ce double vœu, Samarine du reste n’était que l’organe d’un nombreux et puissant parti, encore à l’œuvre aujourd’hui. Ce qui distinguait l’écrivain slavophile, c’est que cette question des provinces baltiques était depuis longtemps une de ses préoccupations favorites. C’était en rompant des lances contre la noblesse allemande de Livonie qu’il s’était fait d’abord connaître en Russie. Entré dans sa jeunesse au service, comme presque tous les hommes de son rang et de sa génération, Samarine avait été attaché à une commission, chargée de réviser l’organisation municipale de Riga. À cette occasion, le jeune secrétaire de collège[1] avait esquissé pour ces provinces russes, alors plus allemandes et plus féodales par les mœurs et les institutions qu’aucune partie de l’Allemagne, tout un vaste plan de réformes ; et, sans grand souci de la discipline et de la hiérarchie bureaucratique, il avait initié le public à ses projets dans des lettres dont la véhémence avait soulevé contre lui non-seulement les colères de la noblesse bal tique, mais l’irritation de ses chefs de Saint-Pétersbourg, étonnés de cette outrecuidance d’un employé de la neuvième ou dixième classe. Samarine avait payé son audace de quelques jours de prison dans la forteresse, et depuis lors, il avait abandonné le service pour continuer un jour avec d’autres

  1. Un des tchines ou grades inférieurs du tableau des rangs.