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pour des causes différentes, il ne semble avoir tiré des lois faites en sa faveur tout le profit qu’on en eut pu espérer pour lui. Ses progrès sont évidens et à certains égards considérables ; mais le développement intellectuel n’a point marché du même pas que le développement matériel. Il n’y a point à s’en étonner : un peuple ne change pas en une quinzaine d’années ni même en une génération. Puis il y a des raisons spéciales pour que le peuple polonais n’ait pu profiter entièrement des avantages qui lui étaient faits. Le paysan ne peut pas ne point se ressentir de l’état d’abaissement et comme d’ilotisme politique où est maintenu son pays qui, depuis que la Pologne est nominalement assimilée à l’empire, demeure frustré de toutes les réformes et de toutes les lois libérales appliquées en Russie.

Le gouvernement a bien fait de louables efforts pour créer des écoles et disséminer l’instruction ; mais l’enseignement ne peut être impunément distribué au peuple dans une langue étrangère que l’enfant ne comprend pas, que l’homme ne parle point. Cette seule raison est pour le peuple polonais une cause d’infériorité que rien peut-être ne saurait compenser. A cet égard, je me permettrai de remarquer que, des deux parties du programme appliqué en Pologne depuis 1863, l’une fait obstacle à l’autre. D’une main, en lui assurant des terres, en lui confiant l’administration de sa gmina (commune), le gouvernement impérial a beaucoup fait pour relever le peuple ; de l’autre, en bannissant la langue polonaise des écoles, de l’administration, des tribunaux, il semble travailler à le déprimer. Sous ce rapport, le système d’assimilation à outrance suivi dans les dernières années a visiblement empêché les ukases de 1864 de porter tous leurs fruits. En Pologne comme ailleurs, comme chez les Slaves de Turquie et d’Autriche, par exemple, le développement moral et intellectuel du peuple ne peut être complet qu’avec une culture nationale. Il est difficile que la Russie puisse longtemps l’oublier ; durant la dernière guerre d’Orient, comme durant la crise des conspirations nihilistes, ses sujets polonais se sont montrés assez sages pour qu’en dépit des rancunes du passé, elle ne puisse longtemps leur refuser ce qu’elle même a eu l’honneur d’obtenir à tant des sujets chrétiens de la Porte.


V

Milutine rentra à Pétersbourg aux premiers jours d’avril 1864. Ses amis l’avertissaient dans leurs lettres qu’il était temps pour lui de revenir dans la capitale déjouer les intrigues que favorisait son