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persévérance. Si ces reproches semblent souvent mérités, ce défaut du caractère national est, chez eux, loin d’être universel et incurable. Les Milutine, les Samarine, les Tcherkasski, en sont la preuve ; on peut ne point partager leurs opinions ou leurs principes, on ne saurait contester ni l’indépendance de leur esprit ni la vigueur et la ténacité de leur volonté. L’exemple de ces trois Russes de vieille roche, de ces trois élèves de l’université de Moscou, montre que le caractère national n’est point incapable des plus hautes qualités politiques et, par suite, qu’un jour ce peuple sera digne d’être libre. Il y a, en effet, pour les nations comme pour les individus, une chose supérieure au talent ou au génie, c’est la fidélité aux convictions, l’attachement désintéressé aux idées.

Parmi les plus heureux, il y a peu d’hommes qui puissent achever dans leur vie l’œuvre entrevue dans les rêves de leur jeunesse. Milutine eut en partie ce rare bonheur, mais il ne l’eut que d’une manière incomplète. Il se vit mis de côté en 1861, au moment où il pouvait espérer diriger de sa main l’exécution de la charte d’émancipation et corriger dans la pratique les changemens apportés aux projets de la commission de rédaction. Ministre de l’intérieur et libre d’agir, il eût voulu se servir des domaines de l’état ou de la colonisation des contrées à demi désertes, pour accroître les lots des paysans, chaque jour restreints par l’accroissement de la population ; il eût voulu habituer la Russie au self government administratif et par les libertés locales la préparer de loin à des libertés politiques. Le programme, comme les procédés, de Milutine et de ses amis était foncièrement russe ; on pourrait dire qu’ils ont voulu enlever d’avance à la révolution sa devise nationale : Terre et liberté.

L’œuvre de Milutine en Pologne est plus difficile à apprécier. De toutes les réformes entreprises dans le pays de la Vistule, la plus durable, celle qui a le mieux réussi, c’est la plus attaquée, celle qui a soulevé le plus de scrupules : les lois agraires. Si l’on regarde les résultats, il est difficile d’en nier le succès ; nous n’oserions en dire autant des réformes administratives et politiques.

Il y a des pays qui s’associent aisément dans la mémoire ou la pensée des hommes. C’est ainsi que la Pologne fait souvent songer a l’Irlande, Ces deux noms sont pour nous rapprochés par la communauté du malheur, par l’identité de la foi religieuse, par les vieilles sympathies de notre pays, bien que, dans ce siècle, Anglais et Russes aient su nous inspirer a leur tour des sympathies également sincères. Entre la Pologne et l’Irlande, il y a bien des points de ressemblance, il y a peut-être en réalité autant d’oppositions ; à bien des égards, on pourrait presque les mettre en contraste.

Milutine et Tcherkasski se plaisaient à dire, ou mieux se plaisaient