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assez le besoin, dans notre pays, des siècles qui finissent. Et pour vous prouver qu’ils n’ont pas tout à fait tort, je vous rappellerai, — toujours pour ne parler que de théâtre, — que des agitations longtemps stériles ont fini par engendrer, au commencement du XVIIe siècle, la tragédie classique, — au commencement du XVIIIe siècle, la comédie bourgeoise, — au commencement enfin du XIXe siècle, le drame romantique, et ce que nous avons appelé la comédie de mœurs. Les formes s’épuisent, les moules se détériorent en quelque sorte et s’usent, à mesure que l’on en tire un plus grand nombre d’exemplaires. En ce qui regarde la comédie de mœurs, nous en sommes là, présentement.

Ouvrons les yeux. Voilà plusieurs années déjà que l’art dramatique tend à se constituer indépendant de la littérature et comme à s’établir dans un domaine qui ne serait qu’à lui. Si certains auteurs en étaient crus, l’art dramatique relèverait d’une critique spéciale et qui n’aurait pas plus de points de contact que la critique d’art avec la critique littéraire. La faute en est incontestablement à Scribe : je ne veux nommer que Scribe. Combien de conventions nouvelles, qui sont venues grâce à lui s’ajouter aux conventions anciennes et réduire toute une partie de l’art dramatique à n’être plus que l’art de poser une énigme dans le premier acte, de l’embrouiller dans le troisième, et de la dénouer au dernier ! Vous voilà réunis, disait en quelque sorte le très amusant auteur d’une Chaîne ou du Verre d’eau, vous voilà réunis douze ou quinze cents spectateurs de tout âge à peu près, et de toute condition, et vous m’avez chargé de pourvoir pendant trois heures à votre plaisir. Suivez-moi bien. Et d’abord, posons les règles du jeu. Vous allez m’accorder plusieurs choses invraisemblables et faire avec moi quelques suppositions sans fondement. Est-ce fait ? Suivez-moi toujours bien. Je prends maintenant, parmi les accessoires, une grande dame, un grand seigneur, un bon père de famille, plusieurs jeunes gens, plusieurs jeunes filles, dont les uns s’emploieront à vous faire rire et les autres à vous faire pleurer. Je les place dans telle et telle situation : vous me l’avez permis. en bien ! il faut que ce jeune homme, — vous le voyez bien, ce jeune homme, nous l’avons tout à l’heure appelé Arthur, ou Alfred, ou Armand, — épouse la jeune fille que voici, non indotatam uxorem, n’oubliez pas ce point. Comment vous y prendriez-vous ? Et chacun s’y prenait comme il pouvait, et l’intrigue s’en gageait, et Scribe, avec un art incomparable, une fertilité d’expédiens inépuisable, une prestesse de main inimitable, de scène en scène, donnait un ingénieux démenti à celui-là, prouvait à celui-ci qu’il avait oublié quelqu’une des suppositions du début, s’amusait de l’un et de l’autre, de lui-même avec eux, et quand approchait l’heure de s’aller coucher, alors, du milieu de cet écheveau si bien embrouillé, tirant un fil que personne presque n’avait aperçu, le dénoûment venait