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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/112

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« c’est qu’elle est un premier pas vers la résignation ; car, sous sa forme vraie, elle est un devoir si lourd que celui qui s’y donne de tout son cœur doit s’offrir en sacrifice : elle est un moyen de se nier et de nier son vouloir-vivre[1]. » Quant à la bienfaisance, elle n’est au fond que la pitié pour les autres. « Il n’est pas de bienfait pur, pas d’existence vraiment et pleinement désintéressée, c’est-à-dire dont l’auteur s’inspire de la seule pensée de la détresse où est autrui, qui, examinée à fond, n’apparaisse comme un acte vraiment mystérieux, une sorte de mystique mise en pratique; car elle a son principe dans cette vérité même qui fait le fond de toute mystique... Et voilà pourquoi j’ai appelé la pitié le grand mystère de la morale. Celui qui va à la mort pour sa patrie est délivré de l’illusion, ne borne plus son être aux limites de sa personne; il l’étend, cet être, il y embrasse tous ceux de son pays en qui il va continuer de vivre, et même les générations futures, pour qui il fait ce qu’il fait. Ainsi la mort pour lui n’est que comme le clignement des yeux, qui n’interrompt pas la vision[2]. » Que tous les hommes aient ainsi pitié les uns des autres et pitié de tous les êtres, comme le prêchait Bouddha, et ils arriveront par le renoncement à ce que Bouddha appelait le nirvâna, à ce que Schopenhauer appelle l’abolition du vouloir. Ainsi sera réalisée l’universelle fraternité.

Mais la fraternité elle-même est provisoire; elle n’est qu’un premier moyen de revenir vers l’unité absolue. Pour y rentrer tout à fait, il ne suffit pas de vouloir le bien des autres et par là de ne plus vouloir son bien propre : il faut encore arriver à ne plus vouloir l’existence. Là est la complète libération, l’acte de liberté par excellence et conséquemment de suprême moralité. Il semble d’abord que le suicide soit le meilleur moyen de l’anéantissement. On connaît la réponse de Schopenhauer. « Le suicide, dit-il, nie seulement la vie et non la volonté de la vie. L’homme qui se tue, en effet, veut en réalité la vie et l’accepterait volontiers ; la seule chose qu’il ne veuille pas, c’est la douleur. Ensuite, le suicide ne met fin qu’à la vie individuelle et n’empêche pas la renaissance de l’âme, la palingénésie. Le sage ne devra donc pas recourir au suicide. Les degrés qu’il franchira successivement pour atteindre son but sont d’abord la chasteté absolue, qui empêche la souffrance de se perpétuer sur terre, puis l’ascétisme, qui, prenant conscience du mal inhérent à l’existence, éteint en nous l’attachement à la vie, enfin le nirvâna proprement dit, acte suprême de liberté par lequel

  1. Fondement de la morale,190-191.
  2. P. 192.