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et de maux qu’il me sera possible, maux que je considérerais comme les plus précieux bienfaits métaphysiques s’ils m’étaient infligés à moi-même. Si donc, conclut M. de Hartmann, j’avais le pouvoir d’un despote de l’Orient, je devrais, selon la doctrine de Schopenhauer, opprimer et écorcher mes sujets de toutes mes forces, tarir toutes les sources de leur bien-être, les accabler de tortures spirituelles et corporelles bien choisies, afin de déraciner chez le plus grand nombre possible la volonté de vivre; tout cela dans la généreuse intention de coopérer aux fins de la nature et en regrettant profondément les souffrances physiques que je serais obligé d’infliger à mes semblables[1]. Telles sont les conséquences auxquelles aboutit la théorie de Schopenhauer. M. de Hartmann ajoute que le vice capital de la morale transcendante, chez Schopenhauer, c’est la croyance à la possibilité pour l’individu d’anéantir la volonté de vivre. Si l’individu n’est qu’un phénomène, son anéantissement ne changera rien à l’insatiabilité et à l’infinitude de la volonté universelle ; s’il est une réalité substantielle, il sera impérissable et ne pourra anéantir sa propre individualité; la volonté subsistera donc à la fois chez lui et chez le principe de l’univers. D’où M. de Hartmann conclut la nécessité, pour anéantir la volonté de vivre, d’un procédé collectif et non plus seulement individuel, embrassant tous les êtres pensans et le monde entier, en un mot du suicide cosmique que l’on connaît.

Après avoir marqué la divergence entre le maître et le disciple, et résumé les critiques dirigées par celui-ci contre celui-là, voyons si la morale bouddhiste, doublement perfectionnée par la substitution de la fraternité rationnelle à la pitié sensible et de l’anéantissement collectif à l’anéantissement individuel, pourra mieux soutenir l’examen.

Nous devons apprécier d’abord, au point de vue moral, le principe fondamental qui est commun à Schopenhauer et à son disciple, avant de passer aux différences qui les séparent. Ce principe du nouveau bouddhisme est, on s’en souvient, l’unité consubstantielle des êtres et le caractère illusoire des individus. « L’idée du moi, répète M. de Hartmann après Schopenhauer, n’a pas plus de vérité que l’idée de l’honneur ou du droit, par exemple. La seule réalité qui réponde à l’idée que je me fais de la cause intérieure de mon activité est celle de l’Être qui n’est pas un individu, de l’Un-Tout inconscient ; or cette réalité se retrouve aussi bien au fond de l’idée que Pierre se fait de son moi que de celle que Paul se fait du sien. Ce principe si profond est le fondement sur lequel

  1. Voir la Phénoménologie, p. 43 et 45.