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je travaille pour moi-même, ce qui satisfait la logique, et je travaille pour un autre, ce qui satisfait la morale. — Cette dernière réflexion nous livre le secret des spéculations de Schopenhauer et de Hartmann : ce secret, c’est que leur morale, qui affichait la prétention d’être un désintéressement absolu, une abnégation infinie, un renoncement entier à soi, à son vouloir, à son bonheur propre, n’est cependant au fond qu’un égoïsme absolu. En effet, au nom de quoi nous demande-t-on de renoncer à notre égoïsme en tant que nous sommes individus? Au nom de notre égoïsme en tant que nous sommes l’absolu. Le Dieu du « monisme, » malgré l’infinité de son vouloir et de son savoir, ne peut sortir de lui-même pour appeler d’autres êtres vraiment individuels à une véritable existence; il ne peut se donner, se répandre, aimer véritablement. L’amour de soi est au principe des choses, il est notre principe éternel. Dans l’absolu comme dans le relatif, nous sommes donc rivés au plaisir et à l’intérêt; nous ne pouvons vouloir que la jouissance. Si le Dieu même du monisme se met à vouloir le monde, c’est par une recherche du bonheur qui, selon les pessimistes, est une suprême folie ; c’est donc au fond un dieu épicurien. — Était-ce la peine de tant déclamer contre l’égoïsme ou l’épicurisme pour l’asseoir ensuite, sous le nom de Volonté absolue, au sommet de l’univers? Si l’égoïsme, si l’attachement invincible au moi et au plaisir est le fond des choses, loin d’en conclure l’ascétisme, c’est encore une fois la morale du plaisir qu’il en faut déduire. Pourquoi moi, simple phénomène, serais-je plus désintéressé et moins voluptueux que l’être éternel? Il ne peut sortir de soi, et vous voulez que je sorte de moi. « Oui, dites-vous, pour rentrer en lui. » Mais je n’en suis jamais sorti, et en tout cas j’y rentrerai nécessairement par la mort, puisque vous n’admettez pas l’immortalité personnelle. Pourquoi donc m’intéresser au sort de l’Inconscient?

Ce n’est pas tout. Pour se dévouer à une fin, encore faut-il que cette fin apparaisse comme digne de dévoûment. Or, le bonheur de l’absolu, s’il peut être réalisé, en est-il vraiment digne? — Ce bonheur est tout « négatif. » Il ne peut consister dans la béatitude, selon M. de Hartmann ; il consistera seulement dans la privation de la souffrance attachée à l’existence. De ce principe nous allons voir découler les dernières conséquences morales du système pessimiste. Pour que la fin de l’absolu, nous dit M. de Hartmann, soit un bonheur négatif, il faut que sa condition primitive, avant l’origine du monde, ait été non pas heureuse ni simplement indifférente, mais positivement et absolument malheureuse[1]. Cette

  1. Phénoménologie, p. 401 et suiv.