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princes et de leur suite, avait dû prendre le parti de faire distribuer chaque jour des rations de viande et de pain aux troupes cantonnées sur son territoire.

Mais c’est surtout au camp de Condé, fort de plusieurs milliers d’hommes, que la misère était grande. Les princes de cette maison tentaient vainement d’emprunter sur les biens qu’ils possédaient en France. Ils ne trouvaient pas de banquiers sérieux. Ils étaient réduits aux expédiens, contraints de s’adresser à de véritables marchands d’argent qui leur prêtaient en quelque sorte à la petite semaine, lis faisaient un jour demander à un tailleur de Manheim s’il lui conviendrait de confectionner deux mille uniformes, habits à paremens et revers gros bleu, culottes jaunes, gilet rouge, boutons fleurdelisés. Le tailleur répondait affirmativement, sous la condition qu’il serait payé d’avance, et cette condition suffisait à mettre en fuite l’envoyé des princes, qu’elle surprenait à sec. Ils sollicitaient des secours de tous côtés. Ces secours arrivaient presque abondans, — car certains souverains, Catherine de Russie notamment, se montraient généreux, — moins abondans cependant que les besoins auxquels il était urgent de pourvoir.

Le temps, au lieu d’alléger cette détresse, ne faisait que l’aggraver; elle empêchait les princes d’accueillir tous les dévoûmens qui allaient à eux. Dès la fin de 1791, une foule de gentilshommes dauphinois attendaient à Berne qu’on réclamât leurs services. Lassés d’attendre, ils envoyaient à Coblentz une députation chargée d’offrir leur concours. Celle-ci revenait bientôt, l’oreille basse, rapportant un simple encouragement à se former en compagnies et, à patienter ainsi, soit en France, soit en Suisse, jusqu’à ce qu’on pût les utiliser.

L’oisiveté, les bruyans espoirs, la hâte de sortir de la misère engendraient de regrettables désordres, à travers lesquels grondait une sourde impatience. Elle accusait déjà de trahison les conseils des princes, « intrigans de l’espèce la plus vile, vieux courtisans gorgés d’or, gentilshommes abîmés de dettes, » auxquels elle imputait les retards que subissaient les projets caressés par la masse des émigrés. « La maison brûle et Coblentz délibère, s’écriait Suleau dans son journal ; Coblentz, tu marcheras, ou je te vouerai au mépris et à l’indignation de tout ce qui porte un cœur français. »

L’impatience dont nous relevons au passage les symptômes donnait naissance à bien d’autres rumeurs. Non-seulement on se plaignait d’être trahi, mais encore on racontait que des espions à la solde de M. de Jaucourt allaient rapporter à Paris ce qui se faisait à Coblentz. Un gentilhomme corse, le comte de Cardo, formulait ces griefs avec une si injurieuse précision que l’électeur de Trêves, indigné, le faisait mettre aux arrêts.