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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/176

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le roi de Prusse, ou ce propos de M. de Chauvigny, qui se vantait, après un duel, « d’avoir percé la bedaine à ce grand coquin de Lameth. »

Tels étaient les passe-temps de l’émigration, ses joies et ses souffrances. Jusque-là, du moins, un immense espoir rendait légères de trop réelles privations. On croyait à un heureux avenir, à un prochain retour en France ; on armait, on exerçait les troupes. Si Coblentz était la cour, Worms était le camp. Dans l’un et l’autre endroit, on bravait, on défiait la révolution; on discutait des plans de campagne, des projets de marche sur l’Alsace, la Flandre et Paris, dont la réalisation devait se combiner avec les soulèvemens du Midi, docile à la voix des organisateurs du camp de Jalès. «Nous étions proscrits, écrivait-on à l’électeur de Trêves, et vos bienfaits nous ont créé une nouvelle patrie. » On tenait un langage analogue à Catherine, à l’empereur, au roi de Prusse, à Gustave III, dont les représentans accrédités auprès des princes se plaisaient à entretenir les illusions des émigrés, en disant comme eux que la révolution ne durerait pas.

Plus tard, quand, après la campagne de l’Argonne et la retraite de Brunswick, l’armée des émigrés aura été licenciée, la misère étendra sa main sur eux; avec elle apparaîtra le lugubre cortège des maux qu’elle engendre. Expulsés de la plupart des villes qui leur avaient accordé l’hospitalité, les émigrés, après avoir tenté en vain de rentrer dans leur patrie, devront travailler pour vivre ou pâtir faute de travail. Les uns deviendront la proie des usuriers; les autres souffriront le froid et la faim. On en verra, las de se plaindre, se rendre le service de s’ôter mutuellement la vie, se percer le cœur ou tomber brisés au milieu de quelque grande route couverte de neige. Il en est même qui se feront voleurs pour se nourrir. A Liège, à Aix, à Cologne, leur détresse sera si lamentable que les habitans de ces villes craindront de les voir se livrer au brigandage et iront jusqu’à accuser quelques-uns de ces malheureux de vouloir piller l’abbaye de Siegbourg.

Les princes et les grands n’échapperont pas à ces amers destins. A Dusseldorf, le comte d’Artois se verra menacé par un marchand de chevaux d’être arrêté et incarcéré pour dettes; les domestiques du prince de Condé l’abandonneront en emportant ses effets, « pour se payer de ce qui leur est dû, » et parmi tant de misères, s’élèvera ce cri enregistré par un contemporain : « Si quelque historien fait un jour le récit de tout ce que nous avons souffert, la postérité prendra ce récit pour un roman. »

Au commencement de 1792, l’émigration n’avait pas encore revêtu cette physionomie pitoyable et tragique. La cour de Coblentz