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Il en est une cependant qui a beaucoup fait parler d’elle et dont il convient de dire quelques mots. Il faut avoir vu de ses yeux une vigne d’aramon plantée en bon terrain, dans l’Hérault ou le Gard, pour avoir l’idée de ces prodigieux rendemens de 300 hectolitres et plus à l’hectare. Un Bourguignon, un Bordelais, n’en demandent pas tant pour être émerveillés. Nous sommes près d’une vigne d’aramons greffés sur clintons: je vois un Dijonnais en admiration devant ces pampres chargés de raisins qui font songer à la terre promise, et je crois apercevoir le clinton lui-même pousser d’inquiétantes racines... dans la cervelle de mon homme. Je demande au régisseur ce que pourra bien produire cette année un hectare de sa vigne : « Peut-être 70 hectolitres, nous dit-il. — C’est cela, dis-je à mon tour, le tiers ou le quart de ce que rendrait l’aramon sur ses propres racines, mais sans le phylloxéra. » Notre compagnon, sensiblement refroidi, parcourt avec nous le vignoble, aperçoit en maints endroits des groupes de ceps affaiblis, offrant toute l’apparence de taches phylloxériques[1]; quelques pieds manquans sont remplacés par des jacquez. On a beau nous dire que ces symptômes inquiétans ne se sont pas aggravés depuis l’année dernière, nous nous demandions, en rentrant à Montpellier, s’il y avait lieu de s’étonner beaucoup en voyant les voisins s’abstenir. Comme il s’agit de clinton, le fait en lui-même n’aurait aucune importance; il en emprunte une assez grande à cette circonstance que cette vigne a été citée maintes fois dans des journaux agricoles et ce qu’on a nommé des congrès viticoles, comme un bon exemple de réussite[2]. Que sont alors les vignes dont on ne parle point, s’il en existe du même âge ?

Voilà, si je ne me trompe, bien des raisons plausibles de douter du succès définitif des vignes américaines. Faut-il donc y renoncer ? — Non, Mais il faut savoir écarter les exagérations d’une propagande sans frein et marcher avec prudence. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer dans tous ses détails la meilleure marche à suivre ; disons seulement que, si on attendait pour tirer parti de ces cépages de les parfaitement connaître, ils auraient le temps de disparaître eux-mêmes et le phylloxéra avec eux; qu’il faut aller de l’avant, risquant beaucoup, mais sachant ce qu’on risque; que pour atténuer le plus possible le danger de ces risques inévitables, il faut faire soi-même, chez soi, tout le bois dont on pourra avoir besoin un jour, ce qu’on peut faire à peu de frais, parce

  1. J’en ai fait l’expérience bien des fois; pour voir de semblables taches, il faut être dessus. A 15 mètres de distance, les souches vigoureuses placées entre l’observateur et la tache suffisent à cacher celle-ci, et on ne voit rien. En général, pour se rendre exactement compte de l’état d’un carreau de vigne, il faut le parcourir en tous sens.
  2. Ce vignoble fait partie du domaine de Viviers, situé non loin de Montpellier et appartenant à M. Pagézy.