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THOMAS CARLYLE

Le 6 février 1881, est mort à Chelsea, dans la banlieue de Londres, un écrivain anglais ou, pour mieux dire, écossais, qui venait d’entrer dans sa quatre-vingt-sixième année. Depuis longtemps il avait accompli sa tâche. Certains hommes de génie possèdent le don d’immortelle jeunesse, la faculté précieuse des métamorphoses, des renouvellemens imprévus : l’expérience les assagit et les mûrit sans les vieillir, et ils ont ainsi plusieurs vies de rechange. Thomas Carlyle s’était révélé tout entier dans ses premiers livres, et depuis lors il n’avait guère renouvelé le fonds d’idées qu’il avait acquis dans sa jeunesse. On peut affirmer qu’il se survivait et qu’on ne retrancherait rien à sa gloire si on supprimait de son œuvre le peu qu’il a écrit dans ces dernières années. Cependant sa mort a fait sensation en Angleterre. On s’est souvenu de ses brillans états de service, de l’action considérable qu’il avait exercée jadis, des sympathies qu’il s’était conciliées par la noblesse de son caractère et par la rectitude de sa vie. Ce survivant a été regretté comme s’il avait eu encore une carrière à fournir. Cette bouche éloquente ne parlait plus guère que pour se répéter, et il arrive d’ordinaire qu’en répétant sa pensée, on la force ou on la gâte; mais il est bon que les peuples sachent honorer les hommes qui les ont honorés et qu’en considération du passé, ils leur pardonnent leurs péchés de vieillesse.

De 1835 à 1860, il n’y a pas eu en Angleterre d’homme de lettres plus marquant que Thomas Carlyle; aucun n’a eu plus d’influence ni plus d’empire sur les esprits. Il y avait en lui un écrivain, un historien et un penseur; l’écrivain était admiré et tenait école, l’historien était lu avec avidité, on faisait galerie autour du penseur et ses disciples prenaient