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humain. Il ne haïssait pas moins les philosophes qui envisagent le monde comme une machine, qui osent prétendre que tout s’y meut par poids et par ressorts, qui voient partout des leviers, des poulies, des moufles, des cordes et des ficelles. Il les accusait de profaner l’œuvre de Dieu, de commettre un véritable méfait intellectuel, un attentat à la majesté de l’univers. Peut-être était-ce par un effet de sa répugnance pour la mécanique et les mécaniciens qu’il goûtait si peu le gouvernement constitutionnel, représentatif et parlementaire. Il y avait là selon lui trop de rouages artificiellement agencés, et il n’en attendait rien de bon pour le salut de l’humanité. Il estimait que la meilleure des constitutions est un homme capable, qu’on ne se permet pas de discuter et à qui on donne carte blanche; mais il a négligé de dire comment il faut s’y prendre pour se procurer des hommes capables, quand on n’en a pas sous la main. Encore faudrait-il que le génie fût infaillible, qu’il n’eût jamais de fantaisies fâcheuses ou coûteuses ! La méfiance est l’âme du régime parlementaire; les peuples feront toujours bien de se méfier un peu et de préférer le système des garanties au système de la carte blanche. Du reste, si Carlyle professait un médiocre respect pour la chambre des communes, on ne voit pas très bien comment il se proposait d’organiser la société idéale dont le rêve le hantait. Ce qui paraît le plus clair, c’est qu’il projetait de faire administrer la société par les gens de lettres; mais il ne s’est expliqué à ce sujet que timidement, par voie d’insinuation. Sans doute il craignait en s’expliquant trop d’épouvanter son monde. Si les plus dévoués et les plus dévots de ses disciples avaient pu se douter qu’un jour ou l’autre ils seraient en danger de devenir ses administrés, c’eût été un sauve-qui-peut général. Il est des cas où la peur a des ailes.

Carlyle détestait les charlatans, les habiles et les renards; en revanche, il était disposé à tout pardonner à quiconque avait l’âme sincère. C’était pour lui la première des vertus, et il l’a toujours pratiquée; c’est ce qui fait vivre ses ouvrages et recommande sa mémoire. La sincérité ne lui suffisait pas, il voulait qu’on y joignît la candeur. Il aimait les étoiles, parce qu’elles savent trouver leur chemin dans l’immensité sans avoir l’air de le chercher ; il aimait les roses, parce qu’elles fleurissent sans savoir pourquoi ni comment, et parmi les êtres humains il admirait surtout ceux qui sont naïfs et inconsciens comme les étoiles et les roses, ceux qui ressemblent à une force de la nature, ceux qui n’ont pas le secret de leur destinée et qui remplacent le calcul par l’instinct, le raisonnement par l’inspiration, les prophètes en un mot, les héros, les poètes. Les grandes actions le ravissaient, et les grandes paroles aussi; mais à la parole il préférait le chant, qui était selon lui d’origine divine. « Une pensée musicale ne peut être exprimée que par une âme qui a pénétré dans le fond des choses, qui en a saisi le mystère