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rien. — « Tu prétends, disait-il dans son Sartor resartus, cheminer au travers du monde à la faveur de cette pâle lumière que tu appelles la vérité ou de cette lanterne de poche que j’appelle une logique de procureur, et tout expliquer, rendre compte de tout, ne croire que ce que tu vois. Quiconque rend hommage à l’insondable domaine du mystère qui est partout sous nos pieds et qu’à chaque instant nous touchons du doigt, quiconque se permet de penser que l’univers est un oracle et un temple aussi bien qu’une cuisine et une étable, tu le traites de mystique en délire. Ta vache ne vèle-t-elle pas ? Ton taureau n’engendre-t-il pas ? Toi-même n’es-tu pas né et ne dois-tu pas mourir ? Explique-moi tout cela, sinon fais de deux choses l’une : retire-toi dans ta maison et garde pour toi tes sots caquets, ou plutôt renonce à ta folie, repens-toi d’avoir dit que le règne du miracle est passé et que le monde de Dieu s’est changé en une vile prose, et reconnais que tu n’as été jusqu’aujourd’hui qu’un dilettante, un pédant à la vue trouble. » Il ajoutait : « L’homme qui ne sait pas s’étonner, ’ l’homme qui n’a pas l’habitude de l’étonnement, quand il serait président d’innombrables sociétés royales, quand il porterait dans sa tête toute la Mécanique céleste de Laplace, toute la philosophie de Hegel et le résumé de toutes les découvertes qui se sont faites dans tous les laboratoires et dans tous les observatoires du monde, n’est qu’une paire de lunettes derrière laquelle il n’y a pas d’yeux. Qu’il consente à emprunter leurs yeux aux voyans, et nous trouverons à utiliser ses lunettes. »

Aristote avait dit que l’étonnement est le premier mot de la science, Carlyle voulait que ce fût aussi le dernier ; il nous condamne à l’admiration perpétuelle. Si Lavoisier s’était contenté de s’étonner et d’admirer, la chimie ne serait pas née. On voit combien il est vrai de dire que ce génial Écossais ne procurait à ses disciples qu’une demi-liberté, qui ne pouvait leur suffire longtemps. On raconte qu’un petit moine était si fort accoutumé à faire des miracles que le prieur fut obligé de réprimer son zèle indiscret et lui interdit d’exercer son talent. Le petit moine obéit, non sans chagrin ; mais ayant vu un pauvre couvreur qui tombait du haut d’un toit, il se sentit partagé entre le désir de lui sauver la vie et la sainte obédience. Pour tout concilier, il lui ordonna de rester en l’air jusqu’à ce qu’il en eût référé au prieur, qui, paraît-il, lui permit d’achever son miracle, à la condition qu’il ne recommençât pas et qu’il n’y revînt plus. S’il n’avait tenu qu’à l’auteur du Sartor resartus, l’Angleterre serait demeurée à jamais suspendue entre le dogme et la science, entre la tradition et le doute. Il n’avait garde de demander au prieur la permission d’achever son miracle, lequel lui semblait suffisant. Le couvreur se trouvait en l’air, et Carlyle estimait que c’était de tous les états le plus agréable, il s’en accommodait pour sa part.