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questions qui y devraient rester étrangères. « Je ne parle pas, dit-il dans une de ses lettres, de ceux qui s’occupent moins de mon érudition que de ma religion. » Cette déclaration revient vingt fois dans ses écrits. Il reproche à Ramus de ne pas faire de même. « Chose inouïe jusqu’ici parmi les lettrés, lui dit-il, tu attaques ma fortune et ma personne! » Son orgueil, intraitable ou non, avait dans sa lutte avec Ramus reçu plus de satisfactions que de blessures, et les tragédies soulevées par son rival eurent toujours, dit-il, un résultat pour lui très agréable. Toutes les décisions ont été prises en sa faveur.

Ramus, en 1545, est condamné comme calomniateur d’Aristote; on lui interdit l’enseignement de la philosophie. Charpentier, jeune écolier, applaudit, triomphe et bafoue même son futur adversaire, en jouant son rôle dans des représentations théâtrales de mauvais goût, dit-on.

Ramus, au collège de Presles, introduit des méthodes nouvelles. Charpentier, recteur à l’âge de vingt-cinq ans, le cite devant le parlement, plaide contre son adversaire, le fait condamner, se dit lier du rôle qu’il a joué (hœc summa est mihi gloria), et sans fausse modestie, il triomphe.

Ramus, doyen au Collège Royal, cite à son tour Charpentier devant le parlement. Après avoir fait admirer son éloquence par un juge excellent et illustre. Charpentier entend le tribunal rendre hommage à son heureux esprit et proclamer son talent connu de tous. Cette fois encore il triompha.

Ramus, exaspéré, soulève des difficultés de tout genre ; il s’adresse au conseil du roi, et veut au moins imposer un programme. Charpentier enseigne à sa guise et triomphe.

Ramus est révoqué, non-seulement comme doyen, mais comme professeur. Défense lui est faite d’enseigner; il est exclu du collège de Presles, et Charpentier triomphe encore. Il eût été plus généreux de plaindre son ennemi et de lui tendre la main ; mais où voit-on l’incurable blessure faite à son orgueil? Loin de découvrir sa haine avec un incroyable cynisme, il la cachait bien soigneusement quand il écrivait : « Veux-tu savoir, ami, pourquoi dans nos discussions je te nomme Thessalus ? Je crains de voir au nom de Ramus tout le monde accourir, comme si nous voulions renouveler dans l’Académie les disputes religieuses sagement assoupies par l’édit royal. C’est pour cela que je cherche un nom inconnu à la foule ignorante. »

Charpentier meurt enfin. Son oraison funèbre est prononcée devant l’Université assemblée, devant ceux, dit-on, qui le connaissaient pour un assassin et qui vingt ans plus tard auraient rougi d’entendre prononcer son nom.