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pas profaner la religion en plaçant la foi dans l’âme d’un domestique, même avec ce mélange de superstition naïve qui accompagne presque toujours la foi dans les classes populaires.

Et après tout, ce valet est-il si ridicule et si sot lorsque obéissant à la voix de sa conscience et faisant violence à la peur qu’il a de son maître, il ose lui faire la leçon en ces termes simples et forts qui vont presque à l’éloquence : « Je ne parle pas à vous. Dieu m’en garde ! vous savez ce que vous faites, et si vous ne croyez rien vous avez vos raisons; mais il y a de certains petits impertinens dans le monde qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, en le regardant en face : Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel?.. C’est bien à vous, petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez-vous que, pour être de qualité,.. vous en soyez plus habile homme?.. Apprenez de moi qui suis votre valet que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort et que... — DON JUAN. Paix! »

Ce dernier mot bref et irrité, par lequel don Juan coupe court à la prédication de son valet ne prouve-t-il pas qu’il a été touché au vif et que les paroles de Sganarelle ont été à leur adresse? Un discours en règle, fait par un sage de théâtre, aurait-il eu cet accent de vérité et cette sorte de dignité qui un instant met au-dessus de lui le plus humble des hommes?

Mais que dire de la scène où Sganarelle, voulant prouver l’existence de Dieu, s’embrouille dans son raisonnement et finit en tournant sur lui-même, par tomber par terre, donnant par là occasion à don Juan de triompher de lui par cette pauvre plaisanterie : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé! » N’est-ce pas faire rire aux dépens de Dieu? Eh bien, non ! c’est encore là une scène admirable Sganarelle exprime d’abord avec simplicité et avec force la preuve la plus frappante pour tous les hommes de l’existence de Dieu, celle dont Kant lui-même a dit que rien n’en saurait affaiblir la majesté : « Pour moi, monsieur, je n’ai jamais étudié, Dieu merci ! mais avec mon petit sens je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers et ce ciel que voilà là-haut?.. » Jusqu’ici, tout va bien, et Sganarelle, soutenu par la force de la vérité et du bon sens, trouve le mot juste et la raison décisive ; mais il veut aller plus loin ; il veut