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C’est peut-être un homme de guerre; mais à Versailles, son attitude, son ton, ses hauteurs déplacées et bruyantes, ont failli tout compromettre. Je n’ai pu m’exposer à le reconduire en face des Prussiens, surtout pour débattre une question aussi délicate que celle du ravitaillement, dont il importe de cacher l’urgence. Nous n’avons plus de pain, vous le savez; si les convois éprouvent le moindre retard, nous aurons la famine complète. Ce serait un désastre nouveau dont les conséquences horribles menacent la généreuse population qui a subi déjà tant de misères. Vous venez à Versailles pour obtenir au moins quelques jours de pain. Je ne puis traiter ce point avec l’autorité spéciale ; vous me remplacerez. »

J’avais écouté, non sans émotion, cette communication que Favre entourait de paroles affectueuses, et le sentiment de mon insuffisance avait pesé sur moi. J’étais sans doute prêt à tout pour servir mon pays; ma vie lui était offerte chaque jour; mais avais-je les qualités spéciales pour faire de la diplomatie avec l’ennemi et traiter quel sujet et quel intérêt!

« Vous ferez bien ce que vous ferez, » répliquait Favre, et au milieu d’instructions générales sur la nécessité d’obtenir du pain sans paraître trop pressé d’en avoir, il ajoutait : « Les Prussiens sont très formalistes, très affectés dans leur politesse excessive. Le cérémonial leur est une habitude ; n’oubliez pas de saluer le chancelier du titre d’excellence. »

Jules Favre reprit encore : « Un soldat devrait traiter l’armistice; forcé moralement de prendre la place du chef militaire, j’ai osé l’impossible; je suis épuisé, malade. Je puis mourir, vous me le dites, peut-être subitement, sous les coups d’un fanatique. Je mourrai tranquille si je laisse un homme sûr, prêt à continuer avec l’ennemi, qui le connaîtra, l’œuvre douloureuse et nécessaire de l’armistice. »

Mes protestations contre ce terrible honneur, dont je n’étais ni digne ni capable, étaient écartées avec autorité. Dorian me confia plus tard en riant que Favre avait proposé au gouvernement étonné de me livrer la suite des négociations avec les Prussiens.

Après l’examen des postes militaires, les voitures sortirent des fortifications formidables de la route de Sèvres, transformée entre la Seine, le chemin de fer d’Auteuil et les portes de Paris en une place d’armes hérissée d’artillerie. Partout les traces cruelles du bombardement, les ruines, la dévastation, désolaient le regard. En peu d’instans nous touchions le pont de Sèvres, dont les arches du côté de la ville étaient tombées effondrées sous les coups de la mine. Nous descendîmes; notre officier d’état-major agita son drapeau blanc, et des marins, sortis d’un fossé, sonnèrent le clairon,