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villages transformés en camps retranchés, c’était les livrer à la mort, à la boucherie.

L’impression causée par ce spectacle était si vive et si fatale que je répondis à Favre me disant, sombre et morne : « Vous le voyez, il faut faire la paix. — Oui, sans doute, sans hésitation. Faites la paix, acceptez l’impopularité; attendez froidement les insultes de l’injustice et de l’ingratitude ; suivez votre opinion et que personne ne vous arrête. Seul au besoin contre tous et malgré les calculs de plusieurs, faites la paix. Faites la paix : la France, relevée de sa chute, attendra; elle préparera la victoire, possible avec des alliances, et ce jour venu, l’histoire dira la vérité sur votre œuvre, sur vos services, sur votre abnégation. Qu’importent à votre âme les vaines clameurs, les comédies du charlatanisme politique? votre conscience vous approuve. Faites la paix. »

C’est par la route et la porte de Montreuil que nous entrâmes dans Versailles. Dans le faubourg, aux portes, aux fenêtres, des figures de femmes et d’enfans se laissaient entrevoir et se cachaient vite. Les yeux de chacun nous disaient la surprise, l’espérance, le patriotisme, l’inquiétude aussi pour notre situation inexpliquée. Les voitures enfin s’arrêtèrent devant le perron d’un hôtel de la rue de Provence, gardé par deux soldats prussiens qui se croisaient dans leur faction et ne s’arrêtèrent immobiles que pour présenter les armes devant leurs officiers, nos guides.

Dans le vestibule, encombré de chefs militaires, de courriers, de soldats sans armes, nous fûmes sans délai rejoints par nos compagnons; ensemble nous entrâmes dans une pièce qu’éclairaient des fenêtres ouvertes sur un jardin. Ce salon avait un aspect étrange, et que je ne pourrai jamais oublier. Sur la cheminée, une pendule représentait un Satan assis, mordant ses mains; elle avait pour candélabres deux bouteilles vides de Champagne, surmontées de bougies; ces bouteilles étalaient la marque Clicquot de Reims. Les murs sans tapisserie, sans papier, étaient unis et nus; ils servaient d’appui à quelques chaises de paille, dispersées, jetées en désordre, — deux pianos encadraient la cheminée, — ces pianos aussi portaient pour flambeaux des bouteilles de Champagne. — Au milieu de ces meubles, une table couverte d’un tapis souillé étalait des tas de journaux anglais et allemands, dont mes yeux de loin cherchaient à déchiffrer les titres et les caractères.

En regardant, malgré les présentations officielles et réciproques avec les officiers du chancelier, la délicatesse de ma mission, la préoccupation de trouver au passage le moyen de la remplir, sans en souligner la gravité, sans trop révéler la misère de la capitale, se heurtaient dans ma pensée ; il me semblait qu’avant tout il fallait