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qui, fouillant des deux mains la poche intérieure de son habit militaire, en sortit un porte-cigares. Après l’avoir ouvert, il me le tendit en disant :

— Permettez-moi de vous offrir un cigare; vous pouvez le prendre, il est d’Allemagne.

— Merci, merci, monsieur, dis-je avec un geste reconnaissant; je ne fume jamais.

Le comte, à bout de ses offres un peu ardentes, ferma son étui en murmurant :

— Mais je croyais qu’à Paris vous aviez des défauts?

— Ce n’est pas une erreur, monsieur le comte, les Parisiens ont des défauts, mais ils les cachent plus que des vices.

Le comte me présentait le seul fauteuil adossé contre le piano de gauche; il prit une chaise enfoncée sous le piano de droite, et, en allumant un nouveau cigare, il commença une série d’observations sur la paix à faire, sur la visite facilitée de M. Thiers à Paris, sur la journée du 31 octobre, sur ma nomination au poste de la préfecture, sur sa date exacte, sur les difficultés qui devaient m’assaillir. L’Internationale, qualifiée « un ennemi commun, » devait avoir dans Paris ses coudées franches. J’écoutais avec soin, et sans répondre autrement que par des gestes, quand les deux battans de la porte de la salle à manger s’ouvrirent à la fois avec bruit et livrèrent passage à la société politique et militaire que le grand chancelier avait réunie pour faire honneur au ministre français et à ses chefs administratifs.

Le chancelier de Bismarck apparaissait le premier; il avait pris sous sa large main le bras de Jules Favre, qu’il semblait ainsi soutenir et conduire; plus que le matin, sa figure était rouge, allumée, avec des yeux ardens; un groupe nombreux le suivait, dans lequel, au milieu des uniformes militaires de l’armée allemande, on distinguait l’habit noir avec crachat d’un membre du ministère prussien. Je m’étais levé en même temps que le comte de Bismarck à l’entrée de ces personnages, et je m’éloignais du fauteuil, qui s’offrait ainsi au chancelier; mais, marchant directement sur moi, en devançait ses convives, l’homme d’état me saisit l’épaule avec une certaine force : « Pas du tout, monsieur le préfet de police, veuillez ne pas quitter ce fauteuil; je désire causer avec vous encore. » En même temps, il passait derrière le piano; son bras étendu soulevait facilement une chaise de paille, et, l’ayant posée près de moi, il s’asseyait en m’invitant une seconde fois à l’imiter.

J’obéis inquiet, mais souriant, et j’attendis. Le groupe des invités se rangeait autour du salon enfermant un cercle. Seul, le ministre prussien prenait congé du chancelier, qu’il salua très bas, pendant