Les appréciations sur les causes du succès de l’armée allemande et l’infériorité de nos armes avaient laissé dans le cœur de Favre les plus pénibles souvenirs. « Nous avons une discipline, disait le chancelier, — elle est implacable parce qu’elle est nécessaire. — Moi qui ne suis soldat qu’à l’occasion et qui ne suis pas un méchant homme, j’ai tiré l’épée et frappé un soldat couché devant mon cheval : il refusait de se lever et de se déranger ! La discipline m’imposait ce devoir. — Un état-major était derrière moi et me voyait. — Mon hésitation eût été une faiblesse. — La faiblesse peut être un encouragement à l’indiscipline. — Oui! j’ai frappé de mon épée, dans le dos, cet homme couché, — c’était mon devoir. — L’armée française n’a plus de discipline. »
Le chancelier ajoutait ce douloureux jugement, contre lequel les efforts de toutes les âmes vraiment françaises devraient se réunir: « Vous n’êtes plus la grande nation ! les Français ne sont plus enchaînés par le lien puissant de la patrie. Vous êtes une collection d’individualités, vous n’avez plus que des intérêts sous des masques divers. »
Ce même chancelier avait d’ailleurs raconté en riant au ministre français l’anecdote suivante, qui, sous un autre jour, le montre tout entier dans sa singulière et naturelle expression : M. de Bismarck avait appelé la propriétaire de la maison qu’il habitait à Versailles et lui avait demandé avec une certaine affectation la permission d’emporter la pendule de la chambre dans laquelle il avait signé l’armistice. C’était un objet sans grande valeur vénale; le sujet en bronze représentait un démon. « Cette pendule a sonné l’heure la plus importante de ma vie, avait-il dit à Mme X... je ne veux pas la prendre. Mais je vous demande de me la donner ou de me la céder. Refus de Mme X... insistance du chancelier. Mme X... dont les concitoyens peuvent apprécier le noble sentiment, refuse encore et poliment elle invoque tous les prétextes. « Allons, lui dit Bismarck, je comprends, c’est à cause du sujet. Serait-il de votre famille? »
Ces récits de la route avaient préparé tristement l’entrevue nouvelle qui nous attendait à Versailles. Pour nous recevoir, le chancelier était descendu en boitant dans le salon. Il souffrait; sa douleur du moins paraissait vive et vraie. En se promenant avec effort, il donna quelques ordres, puis il nous demanda de le suivre dans son cabinet de travail au premier étage; la pièce, petite, plus longue que large, s’éclairait sur la rue, le chancelier nous y laissa seuls un instant.
— C’est ici, me dit Favre, que j’ai été reçu par le chancelier, au moment de ma première visite. C’est ici que j’ai souffert plus que la mort.
Un sanglot en même temps étranglait la voix de l’homme qui, ce