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Desmoulins, Brissot, Condorcet, Fréron et Marat, les opuscules et les discours de Robespierre et Saint-Just, les débats de la législative et de la convention, les harangues, adresses et rapports des girondins et des montagnards, ou, pour abréger, les quarante volumes d’extraits compilés par Buchez et Roux. Jamais on n’a tant parlé pour si peu dire ; le verbiage creux et l’emphase ronflante y noient toute vérité sous leur monotonie et sous leur enflure. A cet égard, une expérience est décisive : dans cet interminable fatras, l’historien qui cherche des renseignemens précis ne trouve presque rien à glaner; il a beau en lire des kilomètres : à peine s’il y rencontre un fait, un détail instructif, un document qui évoque devant ses yeux une physionomie individuelle, qui lui montre les sentimens vrais d’un villageois ou d’un gentilhomme, qui lui peigne au vif l’intérieur d’un hôtel de ville ou d’une caserne, une municipalité ou une émeute. Pour démêler les quinze ou vingt types et situations qui résument l’histoire du temps, il nous a fallu et il nous faudra les chercher ailleurs, dans les correspondances des administrations locales, dans les procès-verbaux des tribunaux criminels, dans les rapports confidentiels de police[1], dans les descriptions des étrangers[2], qui, préparés par une éducation contraire, traversent les mots pour aller jusqu’aux choses et aperçoivent la France par-delà le Contrat social. Toute cette France vivante, la tragédie immense que vingt-six millions de personnages jouent sur une scène de vingt-six mille lieues carrées, échappe au jacobin; il n’y a, dans ses écrits comme dans sa tête, que des généralités sans substance, celles qu’on a citées tout à l’heure ; elles s’y déroulent par un jeu d’idéologie, parfois en trame serrée, lorsque l’écrivain est un raisonneur de profession comme Condorcet, le plus souvent en fils entortillés et mal noués, en mailles lâches et décousues, lorsque le discoureur est un politique improvisé ou un apprenti philosophe comme les députés ordinaires et les harangueurs de club. C’est une scolastique de pédans débitée avec une emphase d’énergumènes. Tout son vocabulaire consiste en une centaine de mots, et toutes les idées s’y ramènent à une seule, celle de l’homme en soi : des unités humaines, toutes pareilles, égales, indépendantes et qui, pour la première fois, contractent ensemble, voilà leur conception de la société. Il n’y en a pas de plus écourtée, puisque, pour la former, il a fallu réduire l’homme à un minimum;

  1. Tableaux de la révolution française, par Schmidt (notamment les rapports de Dutard), 3 vol.
  2. Correspondance de Gouverneur-Morris. — Mémoires de Mallet-Dupan. — A Journal during a residence in France, by John Moore. M. D. — Un Séjour en France, de 1792 à 1795.