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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/587

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à l’Allemagne. Quant aux habitans de Pergame, ils ont assisté d’un œil sec au départ des précieuses sculptures. Au temps de la domination romaine, ils ne s’étaient pas montrés d’aussi bonne composition. Tacite raconte qu’un affranchi, nommé Acratus, fut chargé par l’empereur d’apporter à Rome les statues et les tableaux de Pergame; la population s’insurgea et s’opposa si vivement à l’enlèvement projeté que l’on fut obligé d’y renoncer. Mais aujourd’hui, combien parmi les Grecs de Pergame pensent au passé de leur ville? Il n’y a que dans la Grèce indépendante que l’exportation des antiquités soit interdite. C’est une mesure que les élèves de l’école d’Athènes ont dû souvent déplorer; mais on ne peut s’empêcher de l’approuver. Les œuvres d’art ne sont pas faites pour voyager ; les promener à travers le monde m’a semblé toujours une sorte de profanation. Il faut en jouir dans leur cadre pour en jouir complètement. C’est vrai pour tous les arts ; il faut entendre les mélodies scandinaves dans les fiords de la Norvège, les marches tsiganes dans les plaines de Hongrie; il faut voir les tableaux de l’école espagnole dans les églises de Séville ou de Burgos. Mais s’il est un art pour lequel cette vérité soit particulièrement incontestable, n’est-ce pas l’architecture, celui de tous qui est le plus intimement uni au sol? Un style d’architecture est, en effet, la résultante de mille influences locales. Le climat influe sur la forme des édifices et sur le choix des matériaux; la faune et la flore sont mises à contribution pour tout ce qui touche à l’ornement; l’esprit du peuple, ses mœurs, sa religion se révèlent dans l’ensemble et dans les plus petits détails. Enfin l’emplacement choisi pour élever un monument est une condition importante de l’impression qu’il doit produire. Il appartenait à notre temps de faire voyager l’architecture. On parle de déplacer un temple grec comme un vulgaire colis. Et quand on explore des ruines, c’est toujours avec l’arrière-pensée d’en emporter quelque chose... Ces réflexions me venaient à l’esprit en descendant le perron du musée de Berlin et en rentrant dans cette triste ville, couverte ce jour-là d’une épaisse couche de neige. Certes, j’ai rarement éprouvé une aussi vive admiration qu’en présence des merveilles de la Gigantomachie de Pergame ; mais il s’y mêlait un sentiment de regret. Ce n’est pas à Berlin qu’il les faudrait voir, dans la salle d’un musée, mais dans cette enchanteresse région de l’Asie-Mineure où les éclairait autrefois le brillant soleil de l’Orient.


GEORGE COGORDAN.