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affaire juive. Il prend même parti pour l’accusé ; il s’intéresse à sa défense; il s’obstine à vouloir le mettre en liberté, et aux cris des Juifs qui s’y opposent il répond : « Mais qu’est-ce qu’il a fait de mal? » comme si, aux yeux d’un procurateur romain, on pouvait faire pis que de prétendre être le Christ? Tout cela est absurde ; il n’y a pas d’autre mot à employer.

Et pourtant, si on passe du plus ancien évangile à ceux qui suivent, l’absurdité va encore s’exagérant. Dans Matthieu, la femme du procurateur lui envoie un message pour le presser de ne rien faire contre ce « juste, » et Pilatus ayant encore une fois essayé de le sauver, mais ne pouvant résister aux cris du peuple, se fait apporter de l’eau et se lave les mains devant la foule en disant: « Je suis innocent du sang de ce juste (car il l’appelle aussi comme cela); à vous d’en répondre. Et tout le peuple crie: « Son sang sur nous et sur nos enfans ! » Voilà un étrange procurateur, et il est clair que nous sommes encore là en pleine légende.

Il est facile de s’expliquer comment cette légende s’est formée. Il faut se rappeler que les Évangiles n’ont été écrits qu’après la destruction de Jérusalem et de l’état juif. Les Juifs donc étant abattus et méprisés, et Rome victorieuse et toute-puissante, ce devait être la politique des chrétiens, et même simplement leur instinct, de représenter Jésus comme ayant été la victime des Juifs, et de faire croire qu’il n’avait en rien offensé l’autorité romaine, qui au contraire lui était plutôt favorable et ne l’avait frappé que malgré elle. Aussi bien les Juifs, dans les derniers temps, avaient persécuté les chrétiens et s’en étaient fait détester. Ceux-ci se figuraient volontiers que ceux dont ils étaient haïs avaient également haï leur maître, et de même que les disciples de Jean le Baptiste, on l’a vu plus haut, expliquaient par le meurtre de Jean les revers d’Hérode, ils imaginèrent que la mort de Jésus était la cause des malheurs des Juifs. De là cette exclamation dans Matthieu : — « Son sang sur nous et sur nos enfans ! » qui ne pouvait, au temps de Jésus, venir à la pensée de personne, mais qui prenait, après la destruction de Jérusalem, le caractère d’une sombre et terrible prophétie.

Revenons à la réalité et à l’histoire. Elle est dans ces simples mots de Tacite sur les chrétiens (Ann., XV, 44) : « Celui qui leur a donné son nom, Christ, sous l’empire de Tibère, et par l’ordre du procurateur Pontius Pilatus, avait subi le dernier supplice. Étouffée ainsi pour un temps, cette abominable superstition s’était déchaînée de nouveau, etc. » Ce sont les Romains qui ont tué Jésus, parce que ses prédications fanatisaient la foule en Galilée et même à Jérusalem, et faisaient craindre une émotion populaire. Et il est probable que les autorités juives n’eurent d’autre part à sa mort