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contre Jésus que parce que Jésus inquiétait la police romaine, et par là constituait pour eux-mêmes un danger.

Dans l’examen de cette question, on cherche d’abord, pour la décider, un témoignage de Paul ; mais on ne trouve rien qu’un passage de la première épître à ceux de Corinthe, où Paul dit que la sagesse qu’il prêche « n’est pas celle de ce monde, ni des autorités de ce monde, » mais celle de Dieu, et que cette sagesse, « personne parmi les autorités de ce monde ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas mis en croix le Seigneur. » (II, 8.) Parle-t-il des autorités romaines, ou des autorités juives, il les enveloppe peut-être les unes avec les autres dans ces paroles ; mais quand il n’aurait en vue que les grands-prêtres et les docteurs, ce verset s’appliquera toujours aussi bien à la tradition suivie par le quatrième évangile qu’au récit des trois premiers ; car c’était bien mettre en croix Jésus que de le livrer pour le supplice. Et ce passage est le seul, dans les épîtres authentiques, qui se rapporte à la condamnation de Jésus[1].

Cependant si la critique rejette l’idée d’un procès fait par les Juifs à Jésus et de sa comparution devant le synédrion, elle est tenue d’expliquer comment cette idée a pu se produire et se répandre. Et la chose s’explique en effet, si je ne me trompe, par un autre procès qui a eu lieu environ trente ans après la mort de Jésus. Il y avait alors à Jérusalem des novateurs (qui n’étaient autres que des sectateurs du Christ de Nazareth, et parmi lesquels se trouvait, dit-on, Jacques son frère) ; ils furent accusés d’avoir « transgressé la loi. » Ils furent jugés par le synédrion, sur l’ordre du grand-prêtre Hanan, et solennellement condamnés ; ils moururent du supplice prononcé par la loi, c’est-à-dire la lapidation. (Josèphe, Antiq., XX, IX, 1.) La secte alors commençait à paraître, du moins aux yeux d’un grand-prêtre sadducéen, c’est-à-dire très hostile aux nouveautés, assez dangereuse et assez menaçante pour qu’il la condamnât avec éclat. Plus tard, on se figura naturellement que le frère de Jésus ayant été puni par le synédrion, Jésus lui-même avait dû être frappé ainsi.

Il est vrai, que dans cette occasion, le procurateur Albinus trouva mauvais que le grand-prêtre eût convoqué le synédrion sans son aveu[2], et il le fit destituer par Hérode Agrippa, que les Romains

  1. On lit encore dans la même épître ces mots : « La nuit qu’il fut livré, παρεδίδετο, » XI, 23. Quant à un verset qui reproche aux Juifs, sur le même ton que les Évangiles, « d’avoir tué Jésus comme ils ont tué les prophètes, » il appartient à une épître apocryphe. (I Thessal., II, 15.) Le vrai Paul ne traite jamais les Juifs comme on les traite dans ce passage. Et dans le verset authentique, ce n’est pas à la nation qu’il impute la mort de Jésus, mais à ses chefs.
  2. Le grand-prêtre avait profité de ce qu’Albinus, nouvellement nommé, n’était pas encore arrivé à Jérusalem.