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C’est ainsi encore que Matthieu (XII, 18) applique à Jésus ce verset D’Isaïe (XLII, 2) : « Il ne criera pas, il ne querellera pas, et on n’entendra pas sa voix dans les rues. » Il y a là un idéal juif, qui exclut la violence et la hauteur impérieuse, mais qui n’exclut ni le chagrin ni l’amertume.

Cependant la même ardeur qui l’irrite contre l’orgueil ou l’indifférence l’attendrit à l’égard des humbles et des souffrans. « Il vit une grande multitude, et ses entrailles s’émurent pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont point de pasteur, et il se mit à répandre sur eux ses enseignemens. » (Marc, VI, 34 ; voir aussi I, 41 et VIII, 2.) Il ne sépare pas de l’amour de Dieu l’amour du prochain ; ces deux choses ensemble sont au-dessus de tout le reste, (XII, 31.) Sans l’amour du prochain, la foi même perd sa vertu, cette vertu qui semblait toute puissante : « Quand vous vous lèverez pour prier, remettez ce que vous pouvez avoir contre quelqu’un, afin que votre Père qui est dans le ciel vous remette aussi à vous vos offenses. » (XI, 25.) Comme on lui présente des enfans pour qu’il les touche et que ses disciples veulent les écarter, « Jésus se fâche en voyant cela, et il leur dit : « Laissez venir à moi les enfans… ; car c’est à ceux qui sont comme eux que le royaume des cieux appartient… » Et il les embrassa, et posant la main sur eux, il les bénit. » (X, 13 et IX, 35.) Ici-même remarquons ce mot : Jésus se fâcha, ἠγανάϰτησε : jusque dans ses attendrissemens, il garde l’attitude sévère.

Quelquefois il se montre facile et indifférent par la même exaltation qui ailleurs le fait paraître intraitable. Les siens viennent lui dire : « Maître, nous avons vu un homme qui chasse les démons en ton nom ; mais nous nous y sommes opposés, parce qu’il ne nous suit pas. » Et Jésus répond : « Laissez-le faire ; qui n’est pas contre nous est pour nous. » (IX, 39)[1].

Il y a un aspect de Jésus qu’on aperçoit à peine dans l’évangile, parce que l’on n’a pas voulu l’y laisser paraître, mais que la critique doit essayer d’y ressaisir, comme elle ressaisit dans un palimpseste une écriture effacée. C’est cet élan vers un avenir dont l’idée enivrait les uns et menaçait les autres ; c’est par où il a entraîné la foule, et c’est par où il s’est perdu. Quand il annonçait l’avènement du règne de Dieu, cela signifiait que celui des gentils allait finir. Quand il disait que ce règne était proche (I, 15) ; que parmi ceux qui l’entendaient, il y en avait qui le verraient avant de mourir (VIII, 39 et XIII, 10) ; qu’il ne fallait plus attendre Élie, car Élie

  1. Ce passage n’est pas dans Matthieu et Luc, et il est singulier que, dans un autre endroit, ils fassent dire à Jésus précisément le contraire : « Qui n’est point avec moi est contre moi. » (Matth. XII, 30 ; Luc, XI, 23.)