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qu’il avait trop fait; il pouvait se flatter d’avoir payé sa dette à sa patrie et à l’histoire, d’avoir le droit de se reposer et de laisser à son successeur la continuation de l’œuvre qui, chez les peuples en progrès, n’est jamais achevée. L’empereur était depuis longtemps las de corps et d’esprit et, en face de lui, surgissaient des générations nouvelles, une jeunesse impatiente, nerveuse, devenue chaque année plus exigeante, grâce aux réformes mêmes d’Alexandre II, car ce qu’il avait fait rendait plus sensible le besoin de ce qui restait à faire, ce qu’il avait changé rendait plus choquant ce qui, dans les anciennes institutions, n’avait pas été remis à neuf.

Au début de son règne, l’héritier de Nicolas s’était vaillamment engagé dans la voie des réformes; les premières étapes en étaient pour ainsi dire marquées d’avance; c’étaient l’émancipation, la justice, l’administration locale; mais, arrivé au bout de cette première moitié du chemin, Alexandre II s’est rencontré à l’un de ces carrefours historiques où, pour ne pas faire fausse route, la bonne volonté ne suffit point. Il avait, presque à son insu, accompli la plupart des réformes compatibles avec le pouvoir autocratique, et, à sa grande surprise, à sa naturelle inquiétude, il s’aperçut alors que ce qui était en cause, c’était au fond le pouvoir souverain lui-même, le grand moteur de l’histoire russe, celui qu’on en pourrait appeler l’unique ressort, l’autocratie. L’empereur n’a pas voulu y porter la main. Bien qu’il tînt peu lui-même au pouvoir, bien qu’il fît sans cesse appel au concours de la nation, il n’a pas osé associer effectivement la nation au trône. Aucun souverain n’eût pu, il y a quelques années, le faire avec plus d’autorité que l’émancipateur des serfs; il aurait été singulièrement plus libre que ses successeurs de fixer la mesure et la forme de ce concours du pays. Il n’a pas voulu l’essayer, il a trouvé qu’il était allé assez loin, il s’est arrêté, abandonnant à son fils une tâche qu’il n’osait entreprendre lui-même.

On avait plusieurs fois, sans fondement, semble-t-il, parlé de son abdication; il est certain qu’il semblait considérer sa tâche comme terminée, qu’il se renfermait de plus en plus dans les occupations et les plaisirs de la vie privée, oubliant même parfois que tout n’est pas permis à qui peut tout, satisfaisant ses goûts et ses affections, au risque d’amoindrir le prestige de la couronne. Si, dans les derniers temps, dans les dernières semaines, il allait, sous de nouvelles influences, tenter, comme on l’affirme, quelque chose dans la voie où l’opinion le pressait d’entrer, il avait malheureusement trop de fois laissé entendre que, de son vivant, la Russie ne pouvait plus attendre aucun changement important. Cette croyance, presque universelle, a été pour beaucoup dans l’acharnement avec lequel de jeunes exaltés se sont attaqués à la vie du vieil empereur.

Alexandre II possédait de nobles qualités de cœur et d’esprit,