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désappointement par des critiques du pouvoir et des chefs de l’armée. On se moquait presque ouvertement de la répartition des hauts commandemens militaires que, à l’instar de la Prusse, en 1870, l’empereur avait confiés aux princes de la famille impériale. Défiante et frondeuse à l’égard des talens stratégiques des généraux grands-ducs, l’opinion n’était pour cela nullement inquiète du succès des opérations. Sur ce point, la présomption du public ne le cédait en rien à celle du quartier-général.

Aussi, violente et profonde fut l’émotion du pays lors des échecs successifs d’Arménie et de Bulgarie, lors de la retraite précipitée en deçà du Balkan et de la double défaite de Plevna. Sous le coup de ces mauvaises nouvelles, d’abord en partie dissimulées, Moscou, Saint-Pétersbourg et toute la Russie passèrent tour à tour par l’incrédulité, la stupeur, la colère, l’indignation. Après la surprise des premiers jours, toute l’irritation du patriotisme déçu retomba sur le gouvernement, sur l’administration civile et militaire, sur le défaut d’organisation. De toutes parts on se mit à examiner le système qui, après vingt ans de réformes, valait à la Russie de telles humiliations. On se demandait comment, en 1877, on avait pu rencontrer, dans les armées et dans l’administration, beaucoup des fautes, des erreurs, des vices mêmes de la campagne de Crimée. La guerre, peut-on dire, est la pierre de touche des états, et les Russes eurent la douloureuse surprise de voir que, malgré l’émancipation des serfs, la Russie d’Alexandre II différait moins de celle de Nicolas que ne l’eussent espéré les patriotes.

Entre les deux défaites de Plevna, on parlait ouvertement à Saint-Pétersbourg et à Moscou de la nécessité d’un changement de régime, de l’urgence de convoquer une assemblée de délégués des états provinciaux (zemstvos). Le président des comités slaves et l’un des principaux instigateurs de la guerre, M. Ivan Aksakof, ne craignait pas, dit-on, de faire remettre un mémoire au tsarévitch, c’est-à-dire à l’empereur actuel, réclamant la réunion immédiate d’une sorte d’assemblée nationale pour aviser aux périls du moment. « La dynastie a commencé la guerre, la nation seule peut la mener à bonne fin, » se serait écrié après Plevna M. Aksakof.

Le mécontentement était universel, il s’étendait à toutes les sphères du gouvernement, à tous les hommes en place, n’épargnant rien ni personne. La confiance dans le pouvoir était irrévocablement perdue. Les bruits les plus bizarres, les soupçons les moins justifiés trouvaient créance dans le peuple et jusque dans les cercles les mieux informés. Défaites, trahisons, révolutions, tout paraissait possible et l’on s’attendait à tout. Presque aussi prompte à se relever qu’à se laisser abattre, l’opinion publique, comme un ressort