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un voile mystérieux, choisissaient fastueusement pour signer la paix le vingt-troisième anniversaire de l’avènement d’Alexandre II au trône.

Aux yeux du public russe, le traité de San-Stefano n’avait rien que de modéré. Jamais, disaient la presse et les salons, un gouvernement n’avait donné pareille preuve de mesure et de désintéressement. Au point de vue russe, en tenant compte de l’exaltation nationale et de la présence des armées du tsar au pied des murailles en ruines de Constantinople, le traité de San-Stefano, loin d’avoir rien d’excessif, n’était en effet qu’un minimum. En n’entrant point dans Stamboul, en n’arborant point sur la coupole de Sainte-Sophie la croix victorieuse, les Russes n’avaient-ils pas donné au monde une insigne preuve de modération? A vrai dire, Moscou et Pétersbourg ont su peu de gré à l’empereur Alexandre d’avoir ainsi arrêté ses aigles victorieuses aux portes de la ville impériale[1], devant les cuirassés de lord Beaconsfield. Bien des patriotes ont vu là une marque de faiblesse, alors que, à leurs yeux, il suffisait d’un peu de décision et d’une heure d’audace pour imposer à l’Europe, désunie et réaliste de nos jours, l’autorité du fait accompli et résoudre à jamais la question d’Orient.

Presque personne, en tout cas, n’admettait que la Russie pût se départir des stipulations dictées aux Turcs à San-Stefano par le général Ignatief. On s’étonnait de l’étonnement causé en Occident par la délimitation de la Bulgarie. Les limites données à la nouvelle principauté n’étaient-elles pas celles acceptées, quelques mois plus tôt, par les plénipotentiaires des six puissances à la conférence de Constantinople? Aussi l’opinion répugnait-elle singulièrement à laisser débattre les conditions de la paix dans un congrès européen. Si elle s’y résignait, elle affectait de ne voir dans le congrès des puissances, qu’une sorte de chambre d’enregistrement, dont le rôle devait se borner à consacrer les principales clauses du traité, intervenu entre les belligérans.

« Le tsar ne peut se soumettre aux injonctions de Londres ou de Berlin, » s’écriait-on en chœur à Moscou; « le peuple russe a dit son dernier mot. » Le tsar céda aux périls d’un conflit que l’état seul des finances lui eût fait un devoir d’éviter; Alexandre II, las d’une guerre faite malgré lui, préféra une politique de prudence et de concession. En cela, il rendit assurément service et à la Russie et à l’Europe; mais, en résistant aux entraînemens belliqueux d’une notable partie de la nation, il compromit sa popularité personnelle et diminua l’autorité déjà bien discréditée de son gouvernement.

  1. Tsorgrad, nom slave de Constantinople, souvent traduit à tort par « ville du tsar. »