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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/673

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d’une partie de la jeunesse russe, avec la rare puissance d’exaltation dont témoigne aujourd’hui le caractère slave, avec les haines et les passions accumulées par un long régime de compression, avec la difficulté pour cet immense empire, habitué à l’autocratie, de donner satisfaction aux plus naturelles aspirations et aux plus légitimes exigences de la vie politique moderne, il est à craindre qu’entre les mains de ces derniers-nés à la civilisation, de ces néophytes de nos sciences, encouragés par le succès d’un de leurs plus audacieux attentats, les découvertes scientifiques et les engins de destruction ne deviennent les instrumens d’une guerre sans scrupule et sans merci contre un pouvoir condamné, pour sa propre défense, à des mesures de répression qui risquent d’exaspérer les haines soulevées contre lui. Cette seule raison rend à jamais regrettable que, aux jours de calme et de confiance, Alexandre II n’ait pas su prévenir les besoins de ses sujets, devancer les injonctions révolutionnaires et, en accordant à la Russie les premières libertés politiques, affermir ses propres réformes et couronner son œuvre.

Cette heure propice est, hélas ! passée ; mais de ce qu’on a laissé échapper le moment le plus favorable, est-ce une raison pour ne rien faire? De ce que les ennemis de l’ordre tenteront de recourir de nouveau aux mines et aux bombes, de ce que quelques fanatiques de la révolution, pour la plupart mineurs et souvent imberbes, pour la plupart aigris par de précoces souffrances et d’irritantes vexations, ne consentiront probablement point à désarmer devant les concessions mêmes du pouvoir, est-ce un motif pour s’en tenir à l’ancien système que tout le monde considère comme ayant fait son temps? Est-ce un motif pour en revenir au régime de rigueur qui a enfanté le nihilisme et suscité la plus horrible série d’attentats dont l’histoire ait jamais fait mention? Est-ce un motif enfin pour s’enfoncer obstinément dans une impasse à laquelle on ne saurait trouver d’issue, pour s’exposer à provoquer de nouveaux crimes et à justifier aux yeux d’une partie du pays les forfaits de conspirateurs incorrigibles? Assurément une pareille conduite profiter ni au souverain ni à la dynastie.

Ce qui doit diriger le nouvel empereur, ce qui doit tout primer dans sa raison et dans son cœur, ce n’est ni un trop naturel courroux ni un faux sentiment de la dignité impériale, c’est l’intérêt seul du pays dont la Providence lui a inopinément confié les destinées. Le moment est un des plus critiques qu’ait traversés la Russie; les premières résolutions du souverain décideront sans doute de tout son règne. Or, le statu quo, le provisoire des dernières années ne saurait durer ; personne n’a jamais cru qu’il pût longtemps survivre au défunt empereur, et tout le sang répandu par Alexandre II n’a pu le consacrer et le rendre respectable.