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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/678

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ni Destouches. Si la Comédie française ne pouvait se glorifier du Légataire ou de Turcaret, encore que la privation fût sensible, il n’y aurait cependant qu’un chef-d’œuvre de moins à la Comédie française. Mais si c’était la comédie de Marivaux qui nous manquât, il nous manquerait tout un répertoire, tout un genre dans lequel, comme il n’avait pas eu de modèles, il n’a pas eu de successeurs, et ce genre manquant, je ne sais en même temps quelle fleur, quel parfum, non pas sans doute de poésie, mais de distinction et d’élégance dans la fantaisie. C’est la nouveauté de ce genre et l’originalité de ce répertoire que je voudrais mettre ou, plus correctement, remettre en lumière : on a tout dit de Marivaux, et bien dit, et pourtant ne resterait-il pas deux ou trois choses à dire?


Il faut commencer par un sacrifice, heureusement peu coûteux : diviser l’œuvre de Marivaux, et mettre impitoyablement de côté ses premiers, très médiocres, et très malheureux essais. Oublions-les. Louons en passant Marianne et le Paysan parvenu, deux romans agréables, délicats et fins, mais bien longs, quoique cependant inachevés l’un et l’autre, et qui sentent la fatigue, et venons promptement au théâtre. Ce n’est pas qu’il subsiste lui-même tout entier. Et j’avoue que j’ai quelque peine à comprendre l’espèce de curiosité sans cause avec laquelle je vois de certains fureteurs compulser la vaste collection du Mercure pour y découvrir, avec plus de témérité que de bonheur peut-être, du Marivaux inconnu. « Marivaux est un de ces écrivains auxquels il suffirait souvent de retrancher pour ajouter à ce qui leur manque. » Si ce mot de Sainte-Beuve est spirituellement vrai du détail du style, il l’est bien plus encore de l’ensemble de l’œuvre. Je souhaiterais pour Marivaux que des trente-trois ou trente-quatre pièces qu’il fit jouer, le temps, ce galant homme, en eût détruit discrètement... je crois pouvoir dire une vingtaine. Il en resterait dix ou douze, trois ou quatre purs chefs-d’œuvre dans ce petit nombre, et ce serait assez pour la gloire de Marivaux. Il y a quelques écrivains qui peuvent supporter le poids de leurs œuvres complètes : Marivaux, il faut en convenir, est de ceux qu’écrase un tel poids.

Et voyez le grand avantage. Il est probable qu’alors aucun œil de lynx ne serait assez perçant pour découvrir dans Marivaux, comme on l’a fait récemment, un révolutionnaire, ou tout au moins un réformateur, qui proteste, avant Rousseau, contre l’inégalité des conditions, et qui formule, avant Turgot, la loi du progrès.

On ne s’attendait guère
A voir ces noms en cette affaire.