Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondait. Cette somme, qui devait varier selon les difficultés de l’entreprise, était d’ordinaire très considérable. Pour le consulat, il fallait dépenser des millions[1]. Aussi arrivait-il que, les candidats empruntant à tout prix et prenant de toute main, l’argent devenait rare aux approches de l’élection et que l’intérêt montait de 4 à 8 pour 100.

C’est ainsi que, suivant le mot de Lucain, le champ de Mars était devenu ouvertement un marché. M. Gentile a montré, par un récit rapide, que, dans les vingt dernières années de la république, il n’y eut presque pas d’élection qui ne fût contestée ou qui ne méritât de l’être. Les procès de brigue se succèdent alors les uns aux autres. En 637, les deux consuls furent convaincus d’avoir acheté les suffrages, et déposés. Ce fut bien pis en 701 : on ne parvint pas à s’entendre, et la république resta sept mois sans magistrats. Ce n’étaient plus seulement les mauvais citoyens qui avaient recours à ces pratiques coupables; les plus honnêtes gens étaient forcés de se faire leurs complices et de prendre part eux-mêmes à ces honteux trafics. Caton, le sévère Caton, voyant que César allait être consul, voulut empêcher au moins qu’il ne le fût avec une de ses créatures, et consentit à donner de l’argent pour faire réussir Bibulus. La conscience de Cicéron était plus complaisante encore. En 699, il fallut remettre les élections, les candidats au consulat étant tous accusés de brigue. Cicéron savait bien qu’ils étaient coupables ; mais il consentit à les défendre pour faire plaisir à Pompée. « Vous me demanderez peut-être, disait-il, ce que je pourrai dire pour eux : je veux mourir si je le sais. » Il plaida pourtant si bien qu’il les fit absoudre. Il est vrai qu’il écrivait en même temps à son ami Atticus ces paroles si profondes et si tristes : « Nous avons perdu, mon cher ami, non-seulement ce qui faisait la force et la réalité des lois, mais jusqu’à leur apparence et leur ombre. Il n’y a plus de gouvernement, il n’y a plus de république. » Il avait raison : quand un peuple abdique à ce point le respect de lui-même, qu’il trafique des fonctions publiques et met sa faveur à l’encan, il ne mérite plus d’être libre. On est disposé à moins reprocher aux Césars de lui avoir enlevé le droit de suffrage lorsqu’on voit la façon dont il en usait.


GASTON BOISSIER.

  1. Un des traités les plus curieux conclus avec les divisores fut celui d’un candidat qui, indépendamment de la somme qu’il avait versée pour son élection, s’engageait à servir, pendant toute sa vie, une pension viagère de 3,000 sesterces à chaque tribu, ce qui faisait un peu plus de 50,000 francs par an.