Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les provinces, qui avait saisi toutes les occasions de se manifester, et qui, après juin, ne se contentant plus de la dictature du général Cavaignac, allant toujours plus loin, cherchait une expression plus nette, plus tranchée, plus saisissante. D’un autre côté, il y avait une chose à laquelle on n’avait pas songé en donnant au peuple entier de France le droit de nommer non-seulement ses représentans dans une assemblée, mais son chef suprême. Quel était depuis trente-cinq ans, sous tous les gouvernemens, le nom le plus souvent invoqué, le plus universellement connu du peuple, le plus légendaire?

Eh! c’est bien certain, la réalité la plus vivante dans l’histoire contemporaine de la France, c’était la popularité de Napoléon, qui n’avait pas cessé de grandir depuis que l’homme de brumaire, d’Austerlitz, d’Iéna et de Montmirail avait disparu dans l’océan lointain. Cette popularité, tout le monde avait contribué à la répandre, les uns volontairement, par esprit d’opposition contre les régimes qui s’étaient succédé, les autres sans le vouloir ou sans le savoir. Tout ce qui venait de l’empire était recueilli comme l’œuvre du génie, comme une tradition nationale. La poésie, le théâtre, les arts s’inspiraient de cette gloire inscrite dans l’airain des monumens comme dans les institutions. M. Thiers lui-même, au moment où éclatait la révolution de février, était occupé à raconter ses annales avec les réserves d’un esprit libéral sans doute, mais aussi avec une chaude et affectueuse admiration. Le gouvernement de juillet s’était fait un point d’honneur de ramener les cendres de l’empereur avec un appareil triomphal sous le dôme des Invalides. Pour certaines classes, ce culte des choses impériales ne touchait sans doute que l’intelligence ; dans les campagnes, dans la France rurale, il se traduisait sous la forme d’images familières. On avait fait un Napoléon des chaumières, le Napoléon des Souvenirs du peuple de Béranger ! C’était en réalité ce qu’il y avait de plus clair dans l’éducation politique des masses, et le jour où le suffrage universel leur était donné dans un moment de crise, elles laissaient naturellement échapper tous ces souvenirs dont elles avaient été nourries. Elles jetaient comme un défi aux révolutionnaires qui les effrayaient le seul nom qu’elles connussent, un nom qui représentait vaguement pour elles, l’ordre restauré, la révolution pacifiée, la France illustrée. L’imagination populaire et l’instinct conservateur se rencontraient au scrutin.

La naïve et terrible logique du peuple éclatait dans les incohérences d’une révolution. Les politiques, les chefs parlementaires, M. Thiers, M. Molé, des légitimistes comme des orléanistes avaient pu sans doute, jusqu’à un certain point, contribuer à l’élection par la vigueur avec laquelle ils avaient rallié les forces de réaction, par