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Lamartine, et tout comme, en présence de Mozart et de Beethoven, vous vous ressouvenez de Raphaël et de Michel-Ange. Que de ritournelles charmantes M. Gounod n’a-t-il pas données dans ce goût : villanelles, idylles, rêveries ! L’introduction même du Tribut de Zamora, avec l’aubade qui s’y trouve encadrée, est une pure églogue, et pendant le cours de l’ouvrage, quiconque aura conservé la mémoire des lectures du premier âge sera tenté de faire ici et là divers rapprochemens entre le pittoresque un peu suranné de cet orientalisme et la prose poétique de Gonzalve de Cordoue. Gardons-nous cependant de n’envisager le Sarrazin que sous son aspect de berger langoureux ; ce Tircis musulman a des retours et des rodomontades où le superbe baryton de M. Lassalle se déploie en toute puissance de timbre et d’accentuation dramatique. Citons, vers la fin du second acte, un larghetto de très grand style. Ce bel ensemble d’une harmonie instrumentale et vocale si habilement combinée, ce travail dans lequel se meuvent et circulent, se croisent et se fondent les sentimens des divers personnages, vous pénètre d’une sorte d’admiration mêlée de regret pour l’artiste qui, doué de pareils dons et possédant ce trésor de science, use la vie à se prodiguer, à se gaspiller de gaîté de cœur. Se contenter de n’être qu’un virtuose de premier ordre qui s’amuse et abuse, — tout à ses jolis riens, — quand on pouvait avec effort, lutte et persistance atteindre au laurier, quel dommage ! L’effort ascensionnel, voilà en définitive ce qui aura manqué.

Une chose d’ailleurs reconnue de tous et que M. Gounod a dû nécessairement méditer, c’est qu’à la suite de ces périodes débordantes de richesses où l’on a vu les génies se succéder sans interruption et se succéder aussi les œuvres créées pour tous les siècles, l’épuisement arrive tout à coup, la décadence. Or, ce sentiment, comment s’y dérober dans un âge tel que le nôtre, et s’il entre en vous, s’il vous possède, quelle puissance vous sauvegardera du scepticisme ? Le Γνῶθι σεαυτόν socratique est, par le temps qui court, une rareté beaucoup moins grande que le vulgaire ne se l’imagine. Chacun de nous connaît sa mesure, et il n’y a que les absolument médiocres qui s’ignorent ; l’homme supérieur sait ce qu’il peut et ne peut pas. On a de bonne heure fait le tour de tous les systèmes, parcouru, inventorié, dévalisé toutes les écoles. On a sondé ses reins. Tandis que les flatteurs et les amis, — ce qui, trop souvent hélas ! revient au même, — vous cornaient aux oreilles leur éternel Tu Marcellus eris, on s’est dit, complétant la citation à son propre usage : « Vaincre les âpres rigueurs du destin, triompher par le travail, peiner et pousser la charrue, à quoi bon ? Est-ce que toutes les moissons du siècle ne sont pas rentrées, toutes les hauteurs occupées ? La postérité, quelle chimère ! L’heure présente seule importe, exploitons-la : éclectisme, scepticisme, empirisme ; glisser sans appuyer, amuser le tapis ; avec du clinquant faire de l’or, épuiser la veine, et puis, comme disait