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son talent, que pour s’y maintenir il lui faudrait nécessairement aller d’exagération en exagération, et que, les plus courtes folies étant les meilleures, ce qu’il avait de plus sensé à faire était d’abandonner la place. Sans rompre sérieusement avec l’école romantique, il s’en éloigna donc quelque peu et se résolut à marcher désormais sans lisières. Était-ce une défection, comme on l’en a accusé fort injustement ? Non, car il ne faisait aucun retour vers ses adversaires de la veille ; après comme avant cette semi-séparation, de Musset restait romantique, et quelque tempérament qu’il ait apporté par la suite à ses opinions premières, il le resta jusqu’à la fin. Ce n’était pas davantage ambition présomptueuse ou jalousie du maître, car il n’élevait pas école contre école, et le résultat le plus certain de la position qu’il se préparait à prendre allait être de le condamner à un isolement certain, isolement qui ne manqua pas de se produire et qui a été pendant de longues années le fléau de sa renommée. Dans cette délicate affaire, il agit, à notre avis, avec franchise et perspicacité. Après tout, pensait-il, le point important dans les querelles d’écoles alors engagées n’était-il pas de se délivrer de règles surannées et pédantesquement tyranniques, d’assurer à l’imagination sa pleine liberté, et ce point n’était-il pas amplement gagné ? Qu’y avait-il donc de plus logique que d’user maintenant de cette liberté qu’il avait pour sa part vaillamment contribué à conquérir ? Il sentit aussi très finement que dans toute école, tout système, tout parti, le profit de la gloire véritable n’est que pour le maître, et que le seul avantage du disciple est celui qu’il tire de l’initiation. Or, il était en possession de ce bénéfice de l’initiation ; en persistant quand même dans la voie où il était entré, il comprit qu’il courait risque de se perdre et de se condamner à l’esclavage de l’imitation, et il nous a dit mainte fois en vers admirables à quel point cet esclavage-là lui faisait horreur.

Il avait reconnu avec une lucidité parfaite qu’on n’est un poète digne de passe ? à la postérité qu’à la condition de n’exprimer que des sentimens originaux, et que le seul moyen d’en exprimer de tels était de se protéger contre toutes les influences qui nous empêchent de les découvrir en nous tirant à elles plutôt qu’en nous permettant de descendre en nous. Mais une fois cela bien établi, son tourment, d’esprit et son découragement furent des plus vite : la pièce les Vœux stériles nous le dit avec certitude. Il se prit à douter sérieusement et de son siècle et de lui-même. Puisqu’il était décidé à ne relever que de lui-même, il fallait savoir quel stock de matière poétique il avait à sa disposition. Il s’était donc sérieusement interrogé, il avait sondé sa nature, calculé ses forces et il